Cette analyse explore plusieurs cas d’étude afin de mieux comprendre le concept d’empouvoirement, d’un point de vue historique et concret à travers l’artisanat comme outil d’empouvoirement, notamment en Inde, en Bolivie et au Bangladesh.
A la suite de l’analyse sur la place des femmes dans le secteur de l’artisanat, nous allons aborder dans cette analyse les questions posées en conclusion. Nous partirons des quatre observations établies : les revenus des femmes artisanes qui restent maigres et moins élevés que ceux des hommes de manière générale, la construction sociale d’un artisanat soit disant féminin et les impacts que cela peut avoir sur la visibilité de leur travail – souvent invisibilisé tant dans les canaux de ventes que dans les communications marketing, et que l’artisanat a souvent été présenté comme un moyen pour les femmes de s’émanciper économiquement, sans pour autant remettre en cause les normes, les pratiques ou les fondements de la subordination des femmes.
Pour tenter d’apporter un éclairage à cette thématique, nous nous poserons la question suivante : l’artisanat est-il réellement un outil d’empouvoirement et quelles en sont ses limites ? Pour y répondre nous présenterons divers cas d’études portés par des expertes et chercheuses sur la notion d’empouvoirement et sur des cas concrets en Inde, Bolivie et Bangladesh.
Le concept d’empouvoirement, un historique
Le mot empowerment, en anglais, ou empouvoirement en français qui signifie « renforcer ou acquérir du pouvoir » est présent dans les théories du développement depuis les années 1980, même s’il trouve sa source et ses influences dans les années 1960-70. Dans les années 1960, l’économiste danoise Ester Boserup propose les premières théories des « femmes dans le développement » (women in development). A travers ses travaux de recherche sur la place des femmes au sein de la modernisation de l’agriculture dans les pays des Suds, elle observe que cette modernisation entraine des chamboulements dans la division sexuée du travail et que cela défavorise les femmes. Elle constate également que les femmes sont absentes des secteurs industriels et estime que ces derniers « sont susceptibles d’octroyer aux femmes les moyens de s’émanciper, comme le suggère l’histoire des travailleuses européennes. »[1]. Théorie qui n’est pas pour déplaire aux institutions internationales qui y voient l’opportunité d’importer le féminisme occidental dans les pays des Suds. Pour résumer la pensée du mouvement women in development, on pourrait dire que l’intégration des femmes dans l’industrie entraine une efficacité accrue des dispositifs économiques et donc entraine le développement. Cette vision du développement sera perpétuée pendant les années 70 et 80, d’autant que les théories économiques néo-libérales et néo-classiques allaient de pair avec cette vision de développement et de l’émancipation par le salariat.
Cependant, cette période marque aussi la création, dans les pays des Suds d’emploi industriel précaire et sous payé, où les grands industriels (souvent, les grandes entreprises du Nord qui se délocalisent à cette période) profitent des inégalités de genre pour moins payer les postes féminins.
Dans les années 80 les champs de la recherche au niveau onusien s’élargissent et apparait la notion de « genre dans le développement », qui creuse la compréhension du rapport entre les sexes, et les mécanismes de domination dans les sphères privées, publiques et économiques. Ce mouvement marque aussi les limites des précédents programmes de développement où les questions de distribution de ressources, d’émancipation réelle ou de domination n’étaient pas ou peu abordées. Ce mouvement de recherche est également influencé par les mouvements féministes radicaux des pays des Suds qui revendiquaient l’empouvoirement « comme objectif de leur participation au projet de développement »[2]. La notion d’empouvoirement apparait à ce moment-là dans un ouvrage collectif de chercheuses, militantes et responsables politiques des pays des Suds publié en 1987 par Gita Sen et Caren Grown : Development, crises and alternatives visions : Third World women’s perspectives[3]. Cet ouvrage défend que « le renforcement du pouvoir des femmes ne passe pas uniquement par l’autonomie économique et la satisfaction des besoins fondamentaux des femmes – ceux qui touchent à la survie – mais par une transformation radicale des structures économiques, politiques, légales et sociales qui perpétuent la domination selon le sexe mais aussi l’origine ethnique et la classe, et empêchent la satisfaction de leurs besoins stratégiques – ceux qui ont trait à l’établissement de relations égalitaires dans la société. » On passe donc d’une approche émanant du haut vers le bas à une approche du bas vers le haut.
Dans les années 90, les critiques continuent, surtout en Amérique Latine et en Asie. Avec les premières crises écologiques et pétrolières, le mouvement de pensée Women Envrionment and Development offre une rupture par rapport aux précédents mouvements et permet de renouveler la pensée socio-économique du développement (et de l’émancipation des femmes en son sein). En intégrant les théories féministes et écologistes, ce mouvement met en lumière le travail (invisible) des femmes, et le temps passé à réparer les dégâts causés par la croissance économique dans leurs pays. Ceci permet de ne plus envisager les femmes des pays des Suds comme « bénéficiaires » de l’aide au développement, passives et victimes, mais bien capables et actives face aux conjonctures économiques et écologiques. Cette approche remet « fondamentalement en question la production du savoir occidental, hermétique aux autres formes de vérité et aux autres systèmes de représentation non linéaires du développement. Elles vont permettre à des féminismes ancrés nationalement, contestataires à la fois de la situation des femmes et du rapport de domination existant dans la pensée « femmes et développement », de se faire davantage entendre »[4]. La notion d’empouvoirement est plus finement définie par des chercheuses et féministes comme Srilatha Batliwala, Naila Kabeer, Magdalena León, et Jo Rowlands qui « mettent l’accent sur la nature multidimensionnelle du processus d’empowerment des femmes dans les pays du Sud et théorisent les relations entre empowerment et pouvoir »[5] . C’est elles qui expliquent les quatre dimensions de pouvoir utilisées aujourd’hui par la plupart des institutions de développement et ONG (comme Oxfam par exemple) : « le pouvoir de domination qui s’exerce sur quelqu’un ( « power over »), le pouvoir créateur qui rend apte à accomplir des choses ( « power to »), le pouvoir collectif et politique mobilisé notamment au sein des organisations de base ( « power with ») et le pouvoir intérieur ( « power from within ») qui renvoie à la confiance en soi et à la capacité de se défaire des effets de l’oppression intériorisée. »[6]
Les années 2000 sont marquées par l’influence du féminisme local et les mouvements sociaux et féministes locaux prennent plus de place dans la pensée critique du développement. « Dans le local feminism, il s’agit de recueillir la théorie des mouvements de femmes à partir de leurs pratiques concrètes et de la diversité de leurs discours, afin de repenser le développement « de l’intérieur » »[7]. L’objectif est de mieux connaitre les nombreux mouvements locaux féministes et de résistance afin d’avoir une lecture plus critique des théories de développement et de proposer des initiatives basées sur des réalités locales, répondant aux besoins exprimées par les communautés locales. Il s’agit de ne pas réduire l’empouvoirement des femmes à leur intégration dans le système économique. Il s’agit également de remettre en cause les notions de modernité et d’émancipation des femmes, et de dépasser la vision occidentale proposée dans les années 60, toujours à l’œuvre actuellement, qui essentialise l’expérience des femmes des pays des Suds en les présentant comme victimes, pauvres et opprimées. En effet, « la modernité des démocraties libérales n’est pas porteuse, en soi, d’une réduction systématique et complète des inégalités sociales inacceptables du point de vue des théories de la justice »[8]. D’ailleurs, c’est en remettant en cause cette vision que le terme empouvoirement est pendant la décennie des années 2000 appliqué aussi aux « pauvres », pour proposer des stratégies de développement pour combattre la pauvreté. « En 2005, plus de 1 800 projets financés par la Banque mondiale mentionnaient l’empowerment dans leurs documents de projets. L’empowerment des pauvres fait également partie intégrante des documents stratégiques de lutte contre la pauvreté (DSRP), autres outils clés des politiques de développement actuelles. »[9]
Le terme empouvoirement est aujourd’hui largement critiqué puisque devenu si populaire et capté par les institutions multilatérales, internationales ainsi que les Etats et les ONG, le concept s’est vidé de son sens et chacun∙e en propose sa propre définition. S’il était à la base un concept qui questionne les relations de pouvoir (individuelles ET collectives), la dimension collective du mot semble avoir disparu et il est devenu synonyme de capacité individuelle, réalisation et statut, dans le contexte néo-libéral qui nous domine. De nombreuses voix (chercheurs∙euses, expert∙e∙s, militant∙e∙s etc) s’élèvent, notamment encore une fois des pays du Suds pour dénoncer la perte de sens du concept d’empouvoirement dans les programmes de développement. Parmi les griefs, la continuité de l’essentialisation des femmes des Suds, les indicateurs des programmes de développement qui ne reflètent pas toutes les dimensions du concept, le manque de remise en cause du système « haut vers le bas » de développement, la dépolitisation du terme et des enjeux des femmes et des pauvres dans les pays concernés par ces programmes.
Les impacts et limites du commerce équitable et de l’artisanat sur l’empouvoirement des femmes
Après avoir brièvement passé en revue l’historique du concept d’empouvoirement, nous aborderons dans cette partie les impacts du commerce équitable, en particulier des activités d’artisanat en tant que moyen pour contribuer à l’empouvoirement des femmes. L’objectif est de faire le point sur les études existantes et d’affiner notre compréhension des enjeux qui sous-tendent nos actions en tant qu’acteur du commerce équitable.
Tout d’abord, il existe peu de recherches sur le secteur de l’artisanat équitable. Certaines sont basées sur des références occidentales de l’empouvoirement, beaucoup concernent les produits alimentaires équitables, et les résultats doivent être différenciés en fonction du contexte. Il est donc difficile d’affirmer que le commerce équitable a véritablement un impact vérifié auprès des artisanes. Il en a dans certains pays et communautés, et lorsque cela est possible de le rapporter ou de le rechercher.
Si nous prenons la définition de l’empouvoirement telles que définie par les autrices citées plus haut, le cadre d’analyse pour mesurer l’impact de l’artisanat équitable doit être basé sur les différentes dimension de pouvoir (pouvoir de, pouvoir sur, pouvoir de l’intérieur et pouvoir collectif). Il s’agit donc de se défaire d’une définition réductrice et occidentale qui consisterait à penser que l’empouvoirement des femmes se réduit à une femme autonome à l’égard de son époux et de sa communauté.
Dans son étude en Inde du Sud sur la compréhension et l’appropriation par les femmes des régions rurales du concept d’empouvoirement (dans un contexte où de nombreuses ONG sont déployées pour mener à bien des programmes d’empouvoirement[10]), Isabelle Guerrin et Santosh Kumar défendent le fait que les femmes ont une compréhension nuancée de ce concept, et jonglent entre de nombreux compromis pour trouver leurs moyens d’émancipation propre. Leur retour est d’autant plus intéressant qu’il bouscule les représentations essentialistes que nous (occidentaux) avons sur ces questions. Déjà, le terme empowerment utilisé par les ONG sur place est très peu compris par les femmes avec lesquelles elles travaillent, y compris les membres des équipes. La compréhension de ce terme est reliée à la capacité « de se débrouiller seule même en cas d’abandon, de désertion, de coupure avec la famille d’origine. »[11]. Déclinés en objectifs réalistes, le femmes mentionnent des actions telles que « « saisir des opportunités » (vayippu ou bien le terme anglophone chance), de « se déplacer » (velliya pogaruthukku), de « faire preuve de courage » (thairiam), d’ « exercer des responsabilités » (poruppu). La question de la « bonne réputation » (nallavaru) est également évoquée.[12] Ces termes sont en décalages ave ceux utilisés par les ONG qui poussent les femmes à être actives, courageuses, énergiques et qui, frustrent les femmes. « Au vu de la multiplicité des contraintes auxquelles elles sont confrontées, certaines femmes proposent de définir l’empowerment tout simplement comme la capacité « à régler les problèmes », « à gérer la souffrance » (pozhakkai therinjava). »[13] De plus, les femmes indiennes interrogées remettent en question la notion de pouvoir (intrinsèque au mot empouvoirement) et expliquent qu’une femme avec du pouvoir « fait peur, une femme qui domine est considérée comme un homme. Un homme qui n’en a pas suscite moqueries, mais aussi mépris et dédain. »[14] Ainsi dans le contexte dans lequel ces femmes évoluent, leur objectif est de faire en sorte que leurs époux assurent leurs obligations, et, lucides sur leur position sociale et leur marge de manœuvre, de naviguer sans cesse dans des compromis patriarcaux. En tant que personnes impliquées dans des programmes d’ONG visant leur soi-disant empouvoirement, les femmes indiennes ne sont pas dupes et apprennent également à naviguer dans ces relations de pouvoir et de domination. Isabelle Guérin et Santosh Kumar expliquent « Cette capacité de négociation est très variable d’une femme à l’autre, en fonction de leur personnalité, de leur âge, de leur liberté de mouvement, de la qualité des relations intrafamiliales et du degré de soutien familial, etc. Certaines femmes ont toujours su questionner, tandis que d’autres acquièrent ce type de savoir-faire au fil de leur relation avec l’ONG. Certaines se focalisent avant tout sur les avantages matériels (microcrédit, mais aussi toute une gamme de services, formels et informels, assurés par le personnel de l’ONG et de temps en temps par les leaders de groupe). D’autres sont plus en attente de reconnaissance et de statut. »[15]
Dans un autre cas d’étude proposé par Sophie Charlier en Bolivie, concernant les entreprises sociales et solidaires, c’est le concept de l’empoderamiento qui est passé en revue auprès de femmes artisanes et dirigeantes d’entreprises. L’empoderamiento est le concept de l’empouvoirement (pensé comme une dimension plurielle des pouvoirs mentionnée plus haut) développée par des chercheuses et militantes en Amérique Latine. A travers les résultats de son étude, Sophie Charlier démontre l’intérêt du pouvoir collectif de l’empoderamiento. C’est en effet à travers le groupe et les rencontres entre femmes que les femmes boliviennes prennent conscience de leur valeur et osent s’affirmer. Elles prennent aussi conscience des inégalités de genre et que celles-ci sont socialement et culturellement construites. Les impacts de l’empouvoirement sur le pouvoir intérieur des femmes font aussi écho à leur place dans leur famille et dans la société. Ainsi, dans leur société, elles parviennent à questionner ces rapports de pouvoirs entre genre, même si cela reste fragile et difficile. De plus, en tant que dirigeantes d’entreprises sociales et solidaires, le processus d’empouvoirement interroge aussi l’accès au revenu. Si le revenu n’augmente pas de manière substantielle, les femmes questionnent aussi une autre forme de richesse. En effet, acquérir des responsabilités au sein d’une entreprise, qui plus est de commerce équitable – où il existe une pression des ventes, des exigences de distribution etc – signifie une plus grande quantité de travail et de responsabilité pour les femmes artisanes, qui n’est pas forcément synonyme de mieux être. En effet, les femmes doivent jongler avec leurs responsabilités d’artisanes, de mères, d’épouses. Certaines déplorent donc qu’elles ne soient pas toutes égales par rapport au temps et à l’énergie qu’elles peuvent accorder au groupe. « Dans certains cas, les femmes expriment un sentiment d’autonomie mais au prix de responsabilités croissantes et d’une vie stressante, même si elles soulignent la possibilité d’une flexibilité de travail dans les organisations d’économie solidaire. »[16]
Par conséquent, développer une nouvelle conception de la richesse, pourrait signifier de « considérer les activités de lien et de soin non pas comme des activités subalternes, invisibles et féminines, mais comme des activités essentielles pour l’épanouissement des individus, femmes et hommes, et pour la pérennité de nos sociétés et de notre planète. »[17]
Une autre limite du processus d’empouvoirement citée dans l’étude de Sophie Charlier concerne la place des femmes dans les sphères publiques et politiques. Si leur appartenance au groupe ou à l’entreprise permet une certaine portée de leurs voix auprès d’instances politiques plus hautes, il existe encore des freins à leur acceptation par leurs homologues masculins dont la vision de l’économie reste conservatrice et patriarcale.
Une troisième étude, plutôt centrée sur l’impact du commerce équitable dans le secteur de l’alimentaire, partage une partie des arguments présentés. L’impact le plus mesurable et mesuré du commerce équitable sur les femmes productrices est le bénéfice du premium du commerce équitable sur leur produit. Cela permet aux femmes de générer un revenu plus grand qu’au sein des filières conventionnelles et de remettre également en cause leurs rôles au sein de leur famille, ou d’alléger certaines de leur responsabilités (en fonction des communautés, des contextes et des pratiques agricoles)[18]. Cependant, l’étude pointe une limite déjà mentionnée à propos du commerce équitable : ce dernier ne permet pas de remettre véritablement en cause les normes sociales et les inégalités de genre sous-jacentes aux contextes étudiés. L’impact reste plutôt en « surface ».
Enfin, dans son étude sur l’empouvoirement des femmes artisanes au Bangladesh, Ann Le Mare constate peu ou prou des limites similaires aux résultats des études d’Isabelle Guérin, Santosh Kumar et Sophie Charlier, à savoir qu’au sein de leur foyer, les participantes à l’étude témoignaient d’une amélioration de leur rôles, statut et d’une implication plus grande dans les décisions de leur famille, ainsi que la reconnaissance de leur capacité. Sur leur lieu de travail, les artisanes témoignaient d’une amélioration de leur bien-être liée au respect avec lequel elles étaient traitées ainsi qu’aux opportunités d’apprentissage et au salaire généré de leur activité. Cependant, Ann Le Mare nuance en écrivant « il convient de continuer à prêter attention à l’augmentation de la charge de travail, à la faible valeur du travail artisanal et à la manière d’accroître l’implication des femmes dans les espaces publics et les questions dépassant le cadre du foyer. Ces résultats ont des implications pour la conceptualisation du commerce équitable, qui associe traditionnellement l’autonomisation aux questions de salaires/prix équitables et à l’amélioration de l’accès au marché. »[19]
En écho à ces travaux de recherche, Oxfam-Magasins du monde a également mené une étude en Inde et au Bangladesh en 2016 auprès de trois de ses partenaires de commerce équitable. Dans cette recherche, les femmes représentent respectivement environ 95, 70 et 60 % des travailleuses chez Corr the Jute Works (Bangladesh), Sasha et Tara (Inde). En partant toujours de la définition de l’empouvoirement et ses dimensions de pouvoirs, l’étude a pour objectif d’identifier le véritable impact de l’artisanat sur l’empouvoirement des femmes. Les conclusions de l’étude se rapprochent des autres travaux étudiés[20], à savoir que l’artisanat et l’organisation collective des femmes leur permet de retrouver un certain pouvoir intérieur : meilleure estime de soi, apprentissage de nouvelles compétences etc. Par leur gain de revenu et ce pouvoir intérieur elles parviennent à renégocier leurs rôles au sein de leurs familles et de leurs cercles proches. Certaines gagnent également une certaine mobilité, davantage d’interactions sociales et parfois, des responsabilités accrues/ une implication plus forte au sein des organisations de commerce équitable. La recherche remarque aussi que les femmes ont tendance à dépenser plus leurs revenus dans l’amélioration des conditions de vie de leur foyer (santé, éducation, enfants) que les hommes. Si le revenu est bénéfique il reste parfois instable et encore éloigné du salaire vital. A une échelle un peu plus grande, certaines femmes ont témoigné que leur emploi artisanal auprès de l’organisation de commerce équitable leur permettait de rester auprès de leur communauté et de réduire ainsi l’exode rural.
Au niveau des autres dimensions de pouvoir, l’enquête menée auprès des femmes artisanes évoquent des limites à leur empouvoirement. Il reste difficile pour elles de remettre en cause les conditions structurelles de leur position de subordination même si certaines artisanes affutent leur regard critique à travers des groupes de discussions mis en place par les organisations de CE. L’accès aux moyens de production reste un obstacle et est tributaire de la capacité des femmes à s’affranchir des normes et contrôles exercés par leurs maris ou belle-famille. Certaines femmes témoignent également « privilégier la continuité des structures familiales, leur travail dans l’artisanat ne devant que soutenir, et non contester, leurs rôles d’épouse et de mère ». [21] De plus, les organisations de commerce équitable sont également limitées dans leurs accès aux financements, ressources (humaines, matérielles), et leurs capacités à remettre en cause les fondements des inégalités de genre dans leur communauté sont aussi réduites (capacité de plaidoyer, pression des commandes, conjoncture économique etc). Cela « proviendrait essentiellement d’exigences accrues de la part des importateurs équitables en termes de qualité et de délais, ainsi que la diversification croissante de leurs commandes (plus petits volumes de produits pour un même design, ce qui oblige les artisanes à réapprendre la fabrication d’un nouveau produit plus fréquemment et diminue leur productivité) »[22]. La capacité d’action collective est aussi variable en fonction des contextes politiques, des stratégies des organisations de commerce équitable, ainsi que de leur public.
Pauline Grégoire
Conclusion
Les présentations de ces cinq cas d’études et la revue historique du concept d’empouvoirement ont pour mérite de nous interroger plus en profondeur sur l’impact de notre modèle économique et sur notre rôle en tant que distributeur de commerce équitable. L’empouvoirement des artisanes ne va pas de soi avec des activités économiques. Si l’incitatif économique pour les femmes artisanes est une variable clé, l’artisanat (équitable) ne remet pas toujours en cause la distribution genrée des tâches ou les fondements structurels et politique des inégalités de genre[23]. Au final, son impact sur les besoins pratiques des femmes (bien-être, revenus, connaissances, etc.) est clairement plus significatif et systématique que sur leurs besoins stratégiques (redéfinition de la position subordonnée de la femme, meilleur accès et contrôle des moyens de production et des bénéfices, etc).[24]
Il s’agit donc de communiquer avec nuance autour de l’empouvoirement des femmes artisanes, en se saisissant des enjeux de représentations, des rapports de pouvoirs et en partant du principe que l’héritage colonial, les inégalités structurelles et les visions plurielles du féminisme ne permettent pas de placer la clientèle occidentale et les artisanes des pays des Suds sur un pied d’égalité sur une chaine de production. Les travaux présentés ici nous permettent également de nous remettre en question en tant que distributeur de commerce équitable et la manière dont nous voyons l’empouvoirement. Cela questionne également la manière dont nous pouvons communiquer sur les produits que nous vendons ainsi que sur les femmes artisanes à l’origine de ces produits.
Bibliographie
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Notes
[1] Florence Degavre, « La pensée “femmes et développement”. Critique des fondements et pistes pour reconstruire un point de vue féministe croisé Nord/Sud », in Femmes, économie et développement, Sociologie économique (Toulouse: Érès, 2011), 63‑84, https://doi.org/10.3917/eres.gueri.2011.01.0063.
[2] Degavre.
[3] Anne-Emmanuèle Calvès, « “Empowerment” : généalogie d’un concept clé du discours contemporain sur le développement », Revue Tiers Monde 200, no 4 (2009): 735‑49, https://doi.org/10.3917/rtm.200.0735.
[4] Degavre, « La pensée “femmes et développement” ».
[5] Calvès, « “Empowerment” ».
[6] Calvès.
[7] Calvès.
[8] Benoît Prévost, « Le genre dans les nouvelles stratégies de lutte contre la pauvreté : de Sen à la Banque mondiale », in Femmes, économie et développement, Sociologie économique (Toulouse : Érès, 2011), 29‑61, https://doi.org/10.3917/eres.gueri.2011.01.0029.
[9] Calvès, « “Empowerment” ».
[10] L’étude a été élaborée sur base d’enquêtes de terrain effectuées en 2003 dans plusieurs villages situés au centre et au nord du Tamil Nadu (districts de Villipuram, Salem et Tiruvallur).
[11] Isabelle Guérin et Santosh Kumar, « L’ambiguïté des programmes d’empowerment : entre domination, résistance et instrumentalisation », in Femmes, économie et développement, Sociologie économique (Toulouse: Érès, 2011), 129‑54, https://doi.org/10.3917/eres.gueri.2011.01.0129.
[12] Guérin et Kumar.
[13] Guérin et Kumar.
[14] Guérin et Kumar.
[15] Guérin et Kumar.
[16] Sophie Charlier, « Empoderamiento des femmes par l’économie populaire solidaire : participation et visibilité des femmes en Bolivie », in Femmes, économie et développement, Sociologie économique (Toulouse: Érès, 2011), 155‑84, https://doi.org/10.3917/eres.gueri.2011.01.0155.
[17] Madeleine Hersent, Isabelle Guérin, et Laurent Fraisse, « Pour conclure : comment passer de la résistance à la transformation sociale? », in Femmes, économie et développement, Sociologie économique (Toulouse: Érès, 2011), 313‑37, https://doi.org/10.3917/eres.gueri.2011.01.0313.
[18] Louise McArdle et Pete Thomas, « Fair enough? Women and Fair Trade », éd. par Jane Gibbon et Martyna Sliwa, Critical perspectives on international business 8, no 4 (1 janvier 2012): 277‑94, https://doi.org/10.1108/17422041211274165.
[19] « ‘Show the World to Women and They Can Do It’: Southern Fair Trade Enterprises as Agents of Empowerment », Oxfam Policy & Practice, consulté le 1 septembre 2023, https://policy-practice.oxfam.org/resources/show-the-world-to-women-and-they-can-do-it-southern-fair-trade-enterprises-as-a-216733/.
[20] Guérin et Kumar, « L’ambiguïté des programmes d’empowerment »; Charlier, « Empoderamiento des femmes par l’économie populaire solidaire »; « ‘Show the World to Women and They Can Do It’ »; McArdle et Thomas, « Fair enough? »
[21] « Étude – Artisanat et genre. Impact de l’artisanat équitable sur l’empowerment des femmes en Inde et au Bangladesh », Oxfam-Magasins du monde (blog), consulté le 21 septembre 2023, https://oxfammagasinsdumonde.be/ressources/analyses-et-etudes/etude-artisanat-et-genre-impact-de-lartisanat-equitable-sur-lempowerment-des-femmes-en-inde-et-au-bangladesh/.
[22] « Étude – Artisanat et genre. Impact de l’artisanat équitable sur l’empowerment des femmes en Inde et au Bangladesh ».
[23] « Étude – Artisanat et genre. Impact de l’artisanat équitable sur l’empowerment des femmes en Inde et au Bangladesh ».
[24] « Étude – Artisanat et genre. Impact de l’artisanat équitable sur l’empowerment des femmes en Inde et au Bangladesh ».