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Dans le cadre de la campagne « Cultivons les alternatives », il est intéressant d’avoir un regard extérieur et éclairé sur le rôle du commerce équitable et de notre mouvement dans le monde des alternatives alimentaires. Pour ce faire, nous avons fait appel à l’expertise de l’ancien Rapporteur Spécial sur le droit à l’alimentation des Nations Unies, Olivier De Schutter, incontournable lorsqu’il s’agit d’évoquer les systèmes alimentaires, tant ceux liés à l’agro-industrie que les nouveaux systèmes alternatifs. Aujourd’hui professeur de droit international à l’UCL et membre du Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU, il a accepté de répondre à nos questions.
Entretien
Êtes-vous consommateur de produits issus du commerce équitable ?
Oui, je cherche à acheter des produits du commerce équitable pour tous les produits tropicaux (café, bananes, chocolat, etc.). Mais c’est, pour mes achats alimentaires, la solution par défaut: pour les autres produits, je cherche plutôt à acheter local. Je suis d’ailleurs membre d’un GASAP à Bruxelles.
Quelles sont pour vous les plus grandes forces et faiblesses du commerce équitable ?
Le modèle proposé par le commerce équitable devrait inspirer l’ensemble de nos relations commerciales avec les producteurs du sud, pour des raisons évidentes: parce qu’il protège les producteurs contre les impacts négatifs de prix de plus en plus volatils, et parce qu’il permet aux communautés concernées d’investir dans certains biens publics, utiles à l’ensemble des membres de la communauté, ce qui peut jouer un rôle clé dans la réduction de la pauvreté (construction de moyens de stockage, d’une école, d’un dispensaire, etc.). En même temps, le commerce équitable peut créer une dépendance des producteurs à l’égard de filières dont la pérennité n’est pas nécessairement garantie. Et il peut conduire certaines communautés à se spécialiser dans un type de production déterminé (café, quinoa, ou bananes, par exemple), au détriment de pratiques agricoles favorisant la diversité. Or, la diversité entretient mieux la santé des sols, et favorise la résilience face aux chocs climatiques. Enfin, le commerce équitable, qui traditionnellement soutenait des coopératives des petits agriculteurs, s’est étendu progressivement aux plantations, par exemple pour le thé qui est plus largement pratiqué à grande échelle (il en va autrement du café). Or, le respect des règles du commerce équitable et de son éthique est plus difficile dans ce contexte, où s’installent des rapports d’autorité et de dépendance entre l’employeur et les travailleurs agricoles. Ce sont donc d’importants défis que le monde du commerce équitable doit à présent relever.
Pensez-vous que la relocalisation de notre alimentation nécessite une diminution drastique des échanges de denrées alimentaires sur les marchés internationaux ?
Pour des raisons agronomiques évidentes, nous ne pouvons pas cultiver chez nous tout ce que nous consommons, sauf à modifier nos habitudes de consommation de manière assez drastique, ce qui est moins difficile que la plupart des gens le pensent, mais politiquement inconcevable. Donc, nous continuerons d’importer. Mais il faut, d’une part, que ce que nous importons respecte certains standards de base tels qu’une rémunération équitable du producteur, le respect des droits au travail (notamment de conditions de travail justes et favorables telles qu’elles découlent de l’article 7 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels[1. Le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels est un traité international qui fait partie de la Charte internationale des droits de l’homme. Il engage les États à agir en vue d’assurer les droits économiques, sociaux et culturels protégés dans le Pacte, y compris le droit au travail, le droit à la santé, le droit à l’éducation et le droit à un niveau de vie suffisant. Son article 7 prévoit des conditions de travail justes et favorables qui protègent la vie avec dignité humaine, la limitation du temps de travail et le droit aux congés payés]) et le respect de certains standards environnementaux. Il faut, d’autre part, que nous réduisions progressivement notre dépendance aux importations, par exemple en augmentant la part de protéines végétales dans notre alimentation (afin de ne pas devoir importer des quantités aussi massives de céréales fourragères du Brésil ou d’Argentine pour nourrir le bétail chez nous) et en diversifiant notre production locale. Une alimentation durable, c’est celle qui suit la voie ouverte par le commerce équitable pour les produits importés, et qui mise sur la production agroécologique et les circuits courts pour les produits locaux. Evidemment, une telle transition ne peut se faire que progressivement, et d’ailleurs elle ne saurait être complète : par exemple, certains aliments (les céréales notamment) doivent faire l’objet d’une transformation avant de pouvoir être ingérés, et cela exclut dans bien des cas des ventes directes ou des circuits vraiment courts…
Suite à la sortie du fil « Demain » en 2016, un grand nombre de citoyennes et de citoyens ont décidé de se mettre en action. Comment percevez-vous l’impact qu’a eu ce film dans lequel vous intervenez ?
On ne gagnera pas la course de vitesse qui est engagée avec la dégradation des ressources et l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre sans une modification des comportements individuels, c’est-à-dire sans réexaminer nos modes de production et de consommation. Or, cette modification ne peut se faire par décret: ni les réglementations juridiques ni les incitants économiques n’y suffiront, simplement parce que nos comportements sont fortement ancrés dans des routines, des habitudes de comportement, ou des attentes de la société, qui ne se transformeront pas d’un coup. Donc, il faut donner envie aux gens de changer les choses, plus précisément: de se changer afin de changer le monde. C’est cela que le film « Demain » permet de faire passer comme message. Au lieu de se contenter de solutions pensées par d’autres, les personnalités mises en scène dans le film « Demain » sont des « faiseurs »: ils inventent leurs propres solutions, deviennent acteurs. C’est là-dessus qu’aujourd’hui nous devons miser.
Plus largement, en tant qu’ancien rapporteur spécial de l’ONU pour le droit à l’alimentation, pensez-vous que les initiatives citoyennes ont le potentiel de contrer, influencer ou remplacer le système agroindustriel ?
Je pense que les agricultures doivent se décliner au pluriel, comme le doivent les systèmes agro-alimentaires: différents circuits servent différents besoins, fonctionnent selon différentes logiques, impliquent différentes constellations d’acteurs. Ce qui est requis, c’est de gérer cette coexistence par des politiques différenciées: de même que les besoins de l’agriculture de montagne ne sont pas ceux de l’agriculture de plaine, les besoins d’une petite exploitation agricole familiale ne sont pas identiques à ceux d’une très grande exploitation fortement mécanisée, même si elles se situent sur un territoire présentant les mêmes caractéristiques.
Quelle vision ont les dirigeants politiques que vous avez pu côtoyer, de l’émergence de ces initiatives citoyennes qui tentent de créer des systèmes alimentaires alternatifs ?
Certains politiques voient cela comme une menace: ils se sentent un peu déstabilisés, car dans notre culture politique la séparation est nette entre les gouvernants et les gouvernés, les dirigeants et les exécutants, et l’idée que les citoyens mettent sur pied leurs propres solutions sans que l’impulsion vienne d’en haut nous est devenue étrangère. Notre mémoire est courte pourtant: n’oublions pas que l’Etat providence a sa source dans les initiatives de syndicats ouvriers qui ont créé, par eux-mêmes, des caisses d’assistance mutuelle. Par ailleurs, l’économie sociale et solidaire est en forte croissance, et reflète bien des dimensions de l’économie « participative » dont on vante tant la nouveauté. Cette méfiance des politiques doit être surmontée. En fait, les politiques doivent voir cela comme une chance, une opportunité d’élargir l’imagination politique et de se « brancher » sur l’énergie citoyenne. C’est aussi une façon de rebâtir la légitimité du politique : que celui-ci se mette au service des initiatives citoyennes, en levant les obstacles aux initiatives, et en créant des cadres qui la facilitent — sans, naturellement, céder au fantasme de vouloir la commander.
Conclusion
Olivier De Schutter met très justement le doigt sur certaines faiblesses de certains acteurs du commerce équitable. En effet, certaines multinationales et la grande distribution se sont emparées du commerce équitable comme un outil marketing intéressant en termes d’image. D’où le risque de privilégier, comme le souligne notre interlocuteur, de grandes plantations employant beaucoup de main d’œuvre salariée, afin de garantir la livraison de grandes quantités. Chez Oxfam, nous dénonçons ce type de dérive et soutenons des formes d’organisation collectives et démocratiques, en très grande majorité des coopératives de petits producteurs. À titre d’exemple, Oxfam Fair Trade importe son thé auprès de deux coopératives partenaires au Sri Lanka et au Laos. Néanmoins, il est important de garder à l’esprit que l’alternative que nous portons au sein notre mouvement est perfectible et doit continuellement se poser les bonnes questions, afin d’évoluer en tenant compte du contexte local – des producteurs et des consommateurs – et international.
Comme l’évoque O. De Schutter, la force des systèmes agro-alimentaires alternatifs se trouve dans dans la pluralité de leurs déclinaisons. Le commerce équitable que nous défendons permet de répondre à certains besoins et fait partie d’une constellation d’autres alternatives de production, de distribution et de consommation qui répondent de manière complémentaire à ces mêmes besoins et à d’autres. L’enjeu est de gérer cette coexistence par l’ouverture et les échanges entre pairs afin de défendre au mieux les valeurs d’éthique sociales et environnementales qui nous rassemblent.
Sébastien Maes