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Oxfam-Magasins du monde

Le financement (public) de l’agroécologie comme alternative au carbon farming

2023 Analyses
Le financement (public) de l’agroécologie comme alternative au carbon farming

Messages clef

  • Agroecology in Action (AiA) est d’accord avec la nécessité de stocker davantage de carbone via l’agriculture mais opposée au principe d’impliquer les terres agricoles dans les marchés du carbone.
  • Parmi les nombreuses raisons pour lesquelles AiA considère que ce type d’approche est une « fausse bonne idée » : l’inefficacité du modèle (risques de désincitant aux réductions d’émissions, d’impermanence du stockage, complexité et coûts de suivi élevés), son caractère inéquitable (risques économiques, fonciers et en matière de sécurité alimentaire) et les menaces qu’il fait peser sur la PAC.
  • Comme alternative aux marchés carbone, AiA propose de se baser sur (et de généraliser) certains outils existants au sein de certains plans stratégiques de la PAC et de développer le financement (essentiellement public) de l’agroécologie. Cette dernière constitue une source importante de réduction et d’absorption des émissions (agricoles) tout en apportant de nombreux co-bénéfices sociaux et environnementaux.

Introduction

La nouvelle campagne 2023-2024 d’Oxfam-Magasins du monde porte sur l’agroécologie en Belgique : Comment (mieux) la soutenir, la développer, la (faire) reconnaitre, etc., dans l’optique notamment de la faire sortir de sa position de « niche » (au regard du modèle agro-industriel dominant). Pour répondre à cet objectif de « mise à l’échelle », on peut de manière assez évidente chercher à davantage la financer. La question du niveau de financement public dédié à l’agroécologie en Région Wallonne étant traitée dans une étude séparée, nous nous concentrons ici sur une piste de plus en plus en vogue : le carbon farming.

Comme expliqué dans une précédente analyse, son principe – rémunérer les agriculteurs en fonction de la quantité de carbone qu’ils stockent, notamment dans les sols via leurs cultures – est séduisant puisqu’il permet en théorie de s’attaquer à la fois aux enjeux climatiques et socio-économiques de l’agriculture. Mais on l’a également vu, il n’est pas non plus sans risques, en particulier aux niveaux  économiques, fonciers et en terme de sécurité alimentaire. Cette analyse résume le positionnement de la plate-forme Agroecology in Action (AiA) auquel Oxfam-Magasins du monde a largement contribué, sur le carbon farming et ses alternatives, sur base notamment de cas concrets en région wallonne.

Mise en contexte

Étant donné les faibles progrès du secteur agricole en matière de climat depuis une dizaine d’années[1], l’idée d’inciter financièrement les pratiques dites de « carbon farming »[2] est louable. Cela se fait déjà à l’aide de politiques publiques, telles certaines mesures de la politique agricole commune (PAC) de l’UE, mais aussi et de manière croissante via des initiatives privées, en lien notamment avec l’essor des marchés volontaires du carbone (MVC) et les objectifs de neutralité carbone (voir encadré) d’un nombre grandissant d’entreprises (multinationales).

Face au développement incontrôlé et à la grande diversité des modèles économiques volontaires associés au carbon farming, la Commission européenne souhaite mieux les encadrer. Elle a fait une proposition dans ce sens en novembre 2022, avec le cadre dit de « certification des absorptions de carbone » (CRCF selon l’acronyme anglais de Carbon Removal Certification Framework), qui inclut également les méthodes industrielles de captation et stockage de carbone[3]. Ses objectifs sont d’harmoniser au niveau européen les normes et méthodologies existantes et de garantir la qualité et l’impact des projets financés. L’objectif plus global est que les pratiques de carbon farming contribuent à hauteur de 42 Mt CO2e d’absorption annuelle d’ici 2030 (sur un total de 310 Mt pour le secteur des terres), dans le cadre du Pacte Vert et de la loi européenne sur le climat (Fitfor55, qui vise pour rappel la neutralité climatique en 2050).

Malgré les ambitions affichées, Agroecology in Action (AiA) s’aligne avec la position de plusieurs organisations de la société civile européenne (principalement European Coordination Via Campesina[4], Carbon Market Watch[5] et Institute for Agriculture and Trade Policy[6]), qui estiment que le CRCF présente de nombreuses lacunes, et qu’en l’état, le carbon farming doit en être exclu. Sont résumés ci-dessous les arguments justifiant un tel positionnement (limité au seul carbon farming et non à l’ensemble des méthodes d’absorption du carbone) puis sont présentés quelques modèles alternatifs et leurs financements, en faveur de la transition agroécologique et de la décarbonation du secteur agricole européen.

1. Les risques des modèles économiques volontaires associés au carbon farming

a. Un manque de fiabilité du stockage carbone

L’une des faiblesses les plus fondamentales des pratiques de carbon farming est leur manque de fiabilité comme méthodes de séquestration du carbone. Pour être considéré comme permanent du point de vue climatique, un stockage d’une durée équivalente à la durée de vie moyenne du CO2 dans l’atmosphère, c’est-à-dire au minimum 200 ans, doit être garanti. Or le carbon farming regroupe une large diversité de pratiques aux durées de stockage très différentes et souvent non fiables dans le temps long (en particulier celles liées au sol). On ne peut parler ici que de stockage temporaire et réversible, dans des puits de carbone vulnérables aux perturbations humaines et naturelles (ex. changements de pratiques agricoles ou aléas climatiques du type incendies). Le CRCF ne s’attaque qu’au premier cas – le risque d’un changement de pratiques – en considérant le carbone stocké comme libéré à la fin de la période de surveillance. Un résultat est la baisse du prix des crédits carbone ce qui diminue fortement l’intérêt et l’attractivité du système (voir point 1.d ci-dessous). Cette hétérogénéité et impermanence du stockage et les risques associés font qu’intégrer le carbon farming de manière indifférenciée dans le CRCF porte atteinte à l’intégrité et la crédibilité de ce dernier, une raison pour laquelle il faut l’en exclure. On pourrait arguer de la nécessité de tester ce type de mécanisme avant tout rejet, mais l’historique d’instruments similaires, de type REDD+[7] ou MDP[8], ne plaide pas en faveur des approches de compensation par le marché.

b. Un désincitant aux réductions d’émissions

Une autre faiblesse importante du CRCF est qu’il ne fixe pas de conditions quant à l’utilisation des crédits générés par les projets d’absorption, y-compris ceux liés au carbon farming. Cela en fait un désincitant pour les politiques et projets de réduction d’émissions. Il est en effet avéré que la majorité de ces crédits sont utilisés sur les MVC par des entreprises pour compenser leurs émissions actuelles, c’est-à-dire avant de les avoir réduites au niveau des émissions dites  « résiduelles »[9] (y compris dans des secteurs relativement peu difficiles à décarboner, tels que l’électricité ou l’automobile). Ces crédits servent ainsi d’alibi à l’industrie pour continuer à polluer et (prétendre) atteindre leurs objectifs de neutralité carbone (un principe par ailleurs inapplicable à l’échelle d’une entreprise, voir encadré). Dans tous les cas, il faudrait à minima interdire les allégations de neutralité carbone associées à la compensation via les MVC avant d’avoir atteint 90-95 % de réductions d’émissions (à l’exception éventuelle des secteurs les plus difficiles à décarboner, tel le ciment).

c. Une complexité et des coûts de suivi élevés

Le modèle économique de carbon farming que régulerait le CRCF est un modèle basé sur les MVC, avec intermédiaires ou systèmes de certification. La possibilité d’échanger des crédits carbone sur ces marchés implique de pouvoir mesurer relativement précisément les quantités de carbone stocké (1 crédit équivalant à 1 tonne de carbone). Cela conduit mécaniquement à une complexité et à des coûts (de suivi, rapportage et vérification) beaucoup plus importants que dans une approche basée sur le financement des pratiques (du type PAC, voir plus bas). Les investisseurs doivent en effet avoir la certitude que le crédit acheté équivaut bien à une tonne de carbone stockée ou évitée. Certains intermédiaires utilisent des modèles permettant d’estimer le stockage de carbone. Possiblement hybridés avec des mesures de terrain (sur base de prélèvements d’échantillons), ils permettent de diminuer les coûts d’entrée du modèle, mais au détriment de la fiabilité des résultats. Si l’on ajoute à cela les coûts de consultance, de certification, de collecte des données, etc., on obtient au final un modèle très coûteux et/ou peu fiable. Dans les modèles où ces coûts doivent être supportés par (ou sont reportés sur) les agriculteurs/rices, l’attrait et l’intérêt potentiels (et donc l’impact final) sont fortement réduits et se limitent à celles et ceux qui ont des surfaces suffisamment grandes pour justifier un tel investissement.

d. Un modèle économique risqué et inéquitable

Ce nouveau « modèle d’affaires vert », comme le communique (sur base d’arguments très économiques) la Commission, apparaît donc particulièrement risqué pour les agriculteurs/rices. D’autant qu’en plus d’être généralement très bas, les prix sur les MVC existants se révèlent particulièrement volatiles, notamment par le caractère spéculatif de ces marchés. Les risques sont encore accrus par les incertitudes quant aux redevabilités en cas de relargage de carbone, cf. les questions d’impermanence évoquées plus haut. Le CRCF étant encore très vague sur ce sujet, cela pourrait créer une source additionnelle de risque économique pour les agriculteurs/rices, s’ils/elles devaient porter la principale charge de la responsabilité ou s’assurer contre ces risques. Le résultat de ces différents coûts et risques supplémentaires est l’exclusion des petites exploitations (qui peuvent moins bénéficier d’économies d’échelle) ainsi que la réduction globale des avantages nets pour l’ensemble des agriculteurs/rices participant·e·s. La proposition de CRCF de la Commission tente bien de s’attaquer à l’inéquitabilité des actuelles approches volontaires – qui récompense les « retardataires » et non les bonnes pratiques historiques, non additionnelles – en proposant une référence basée sur une moyenne régionale (et donc une récompense rétroactive des « pionniers », dont les exploitations seraient comparées à une référence régionale actuelle) mais sans caractère obligatoire.

e. De nombreux risques en matière de sécurité alimentaire et de spéculation foncière

De manière globale, les impacts sociaux du carbon farming sont très peu pris en compte dans la proposition de CRCF. Cette dernière ne distingue ainsi généralement pas les agriculteurs/rices produisant des denrées alimentaires des propriétaires terriens, qui pour une part grandissante sont des professionnel∙le∙s dont la première et unique activité (rémunératrice) est de capturer du carbone via différentes techniques d’ingénierie. En l’absence de garantie contre l’accaparement des terres et la spéculation foncière, le carbon farming va accentuer les risques sur la sécurité alimentaire européenne (et mondiale), en plus des nombreuses autres approches augmentant déjà les prix fonciers et menaçant la vocation nourricière des terres (ex. agrocarburants, agrivoltaïsme). In fine, le carbon farming fait peser des risques similaires aux paiements directs à l’hectare de la PAC, qui ont entraîné une concentration et une capitalisation des terres agricoles au détriment des petites fermes paysannes.

f. Un risque d’affaiblissement de la PAC

Pour des questions d’additionnalité, le CRCF exige qu’une activité d’élimination du carbone aille au-delà des exigences légales et qu’elle ait lieu en raison de l’effet incitatif de la certification. Concrètement, cela signifie qu’une PAC ambitieuse pourrait diminuer les opportunités économiques du carbon farming, les pratiques potentiellement financées par ce dernier n’étant plus additionnelles à des mesures agro-environnementales et climatiques (MAEC) fortes par exemple. De manière contreproductive, le CRCF pourrait à l’inverse dissuader d’allouer davantage de fonds à la future PAC pour atteindre des objectifs environnementaux élevés. A cet effet de concurrence entre les deux systèmes, s’ajoute un problème d’incertitude économique pour les participant·e·s aux modèles de carbon farming, en fonction de l’évolution des exigences réglementaires. A l’extrême, on pourrait même craindre que les fonds de la PAC soient « siphonnés » pour contribuer au fonctionnement des marchés carbone (dans le cas par exemple d’aides allouées aux intermédiaires). Alors qu’il faudrait au contraire et à minima faire des marchés volontaires un complément (très encadré) aux financements publics, plus fiables et meilleurs garants des biens communs. A noter enfin que les principaux bénéficiaires du carbon farming seraient les mêmes que ceux/celles de l’actuelle PAC, avec à la clef un renforcement des inégalités dans le secteur agricole et le verrouillage du modèle (voir point 1.e).

Sans même mentionner certaines autres limites, tels que les problèmes de fuites carbone, on voit que l’idée de financer des pratiques de carbon farming via la création de crédits carbone sur les marchés volontaires du carbone semble fondamentalement inadéquate, quelles que soient les améliorations apportées au CRCF. Cela ne signifie pas que le secteur agricole doive être exempté d’objectifs de réduction et d’absorption : dans une optique de neutralité carbone globale (voir encadré), il peut (et doit) notamment servir davantage de source de stockage de carbone. Mais cela ne doit pas se faire au détriment des nombreuses autres fonctions des terres agricoles (voir point 2.a), ce qui implique selon AiA d’exclure ces dernières des marchés du carbone.

Une neutralité carbone planétaire

La neutralité carbone (ou « net zéro ») peut être définie comme un équilibre entre les émissions de CO2 d’origine anthropique et les absorptions de CO2 d’origine anthropique au niveau planétaire. Elle désigne un objectif mondial et ne peut s’appliquer en tant qu’état statique et individuel à une entreprise.

Les raisons sont multiples, incluant : l’absence d’équivalence entre une émission immédiate et certaine et un évitement/absorption présumé et – dans certains cas – futur ; l’impossibilité d’universaliser la compensation du fait des limites mondiales en puits de carbone ; l’invisibilisation par la compensation des réductions d’émissions, ce qui désincite les actions de réduction à la source.

C’est pourquoi de nombreux acteurs/rices, tel le cabinet Carbone 4 en France[10], recommandent d’interdire les allégations de neutralité carbone pour les entreprises, en lui préférant le concept de contribution volontaire à la trajectoire vers la neutralité carbone mondiale[11]. Une telle interdiction ne s’est pas encore concrétisée législativement, malgré des tentatives aux niveaux français ou de l’UE (proposition de Directive ‘Green Claim’[12]).

Une alternative est d’autoriser les allégations de neutralité carbone uniquement lorsque les objectifs à long terme de l’entreprise sont atteints, c’est-à-dire lorsque les émissions ont été réduites de 90 à 95 %. Ces niveaux de réduction correspondent au critère de la norme ‘Net Zero’ du SBTI, qui fournit aux entreprises des objectifs et des stratégies de réduction des émissions compatibles avec l’Accord de Paris, i.e. 1,5°C d’augmentation de la température mondiale d’ici 2050. Ce standard Net-Zero exige également d’inclure l’ensemble des périmètres d’émissions (directes et indirectes, sur les scopes 1, 2 et 3) et d’investir de manière séparée, c’est-à-dire en dehors des marchés carbone de compensation, dans des projets de réduction et d’absorption d’émissions.

2. Des alternatives centrées sur l’agroécologie et son financement public

a. Les pratiques agro-écologiques comme solutions multidimensionnelles

Face aux coûts, à l’inefficacité climatique et aux risques des modèles basés sur les marchés de carbon farming, des approches alternatives centrées sur le financement (public) de l’agroécologie doivent être favorisées. Parmi les nombreux changements systémiques qu’elle induit, l’agroécologie peut en effet contribuer de manière importante aux objectifs climatiques d’absorption carbone et de diminution des émissions. Ainsi, selon le scénario « Ten Years For Agroecology in Europe » (TYFA) de l’IDDRI, une production européenne agroécologique serait en mesure de diminuer de 40% les émissions de gaz à effet de serre du secteur agricole (notamment via une réduction modérée du cheptel bovin, plus forte des monogastriques et un changement des régimes alimentaires) tout en offrant un potentiel de séquestration de carbone dans les sols de 159 MT CO2eq par an jusqu’en 2035 (ce qui correspond à environ 25% des émissions agricoles)[13]. Bien que ce scénario soit moins compatible que d’autres avec un objectif ‘net-zéro’, il permet une diminution substantielle de l’impact climatique de l’agriculture. Surtout, une telle approche agroécologique multidimensionnelle, non centrée uniquement sur le carbone, apporte un ensemble de co-bénéfices sociaux et environnementaux (ex. biodiversité, ressources naturelles, adaptation et résilience, juste rémunération, santé, souveraineté).

b. Des outils existants et appropriés dans certains plans nationaux de la PAC

Comme le résume le Réseau Action Climat, « les mécanismes de la Politique Agricole Commune (PAC) sont déjà en place, autant s’en servir », en les réorientant vers l’agroécologie. Ainsi, certaines mesures existantes de plans stratégiques nationaux (PSn) 2023-27 concourent déjà, de manière directe ou indirecte, à stocker du carbone dans les sols (sans que cet objectif soit forcément mis en avant). On peut citer comme exemples deux éco-régimes du plan stratégique PAC de la Wallonie (PSw) :

  • L’éco-régime “Couverture longue des sols” : les couverts d’interculture, en plus de leurs nombreux effets agronomiques positifs, sont connus comme un des principaux leviers pour ramener du carbone dans les sols. L’éco-régime accorde une prime pour les agriculteurs/rices qui décident de conserver leur couverts l’hiver (jusqu’au 15 février), ce qui permet de maximiser la biomasse et donc le retour de carbone aux sols.
  • L’éco-régime “Prairies permanentes” : les prairies permanentes sont stratégiques car elles constituent un réservoir important de carbone agricole. Le labour des prairies provoque un relâchement important de dioxyde de carbone. Il est donc primordial de les conserver et d’éviter ce labour. Cet éco-régime va dans ce sens, en accordant une prime spécifique par hectare de prairies permanentes.

Ces deux mesures correspondent à du financement basé sur les pratiques, une approche plus simple, moins coûteuse (pas/peu d’exigence de suivi) et moins risquée pour les agriculteurs/rices (cf. paiements fiables et prévisibles) que le financement basé sur les résultats, typique des marchés carbone associés au carbon farming.

Une autre mesure du PSw particulièrement pertinente est la MAEC “Sol”. Son principe est simple : une prime est accordée aux agriculteurs/rices qui augmentent la teneur en carbone de leur sol sur la durée du contrat MAEC (5 ans) ou qui conservent des taux supérieurs à une valeur seuil. Des analyses de sol sont réalisées en années 1 et 5 pour quantifier les taux de carbone. Cette MAEC étant basée sur les résultats et non les moyens, les leviers agronomiques pour parvenir à des taux de carbone élevés sont libres (ex. couverture des sols, utilisation d’engrais organiques, diminution du travail du sol, allongement de la rotation). Si l’on compare ce système à celui du modèle économique volontaire de carbon farming, plusieurs différences notables peuvent être mises en avant :

  • Bon équilibre fiabilité / coût : la MAEC Sol est basée sur des analyses de sol et donc plus fiable que des modèles théoriques de « comptabilités carbone ». Les frais d’échantillonnages et d’analyses de sols étant couverts par les autorités publiques, cette méthode reste aussi accessible à tous les agriculteurs/rices.
  • Plus inclusive : sous condition de budget suffisant, cette mesure est ouverte à tout·e agriculteur/rice, contrairement à certains programmes de rémunération carbone réservés à des spéculations particulières (ex. grandes cultures, élevage) ou à des fermes d’une superficie minimum.
  • Plus équitable : on sait que les agriculteurs/rices qui adoptent des pratiques favorables à la captation carbone depuis plusieurs années observent un ralentissement de cette captation (effet de « saturation » des sols). En rémunérant la captation mais aussi le taux de carbone dans les sols, cette MAEC récompense ces producteurs/rices pionnier·e·s.
  • Plus permanente : en accordant une prime pour le maintien de hauts taux de carbone dans le sol, cette MAEC favorise les pratiques à long-terme et limite les risques de non-permanence.
  • Moins de greenwashing : la participation à la MAEC ne donne pas de crédits carbone à vendre à des entreprises désireuses d’améliorer leur image de marque. Elle ne permet pas de faire des allégations de neutralité carbone.
  • Objectif final de la prime : bien qu’elle y contribue, la MAEC n’a pas pour but direct de diminuer les gaz à effet de serre et atteindre la neutralité carbone. Elle vise plutôt une augmentation du carbone dans les sols pour ses nombreux avantages agronomiques.

A ces mesures existantes, il faudrait évidemment ajouter d’autres aides publiques, si possible en ne limitant pas leur périmètre à des pratiques, potentiellement isolées, mais en les étendant à minima à l’échelle de l’exploitation agricole, voire de la chaîne de valeur ou du territoire (ex. de subsides à l’investissement dans des infrastructures de collecte, de stockage et de transformation pour la diversification des cultures et la réintroduction de légumineuses).

c. Le refinancement d’une PAC plus agroécologique

Certaines solutions existent donc au sein de la PAC. Reste à les généraliser, les diversifier et surtout à mieux les financer, afin de rendre la PAC plus efficace du point de vue environnemental et climatique. De fait, les financements de la PAC sont méthodiquement rabotés depuis plusieurs programmations. Alors qu’avec les changements importants et systémiques qu’implique la transition, et en l’absence de mécanismes de régulation pour des prix plus rémunérateurs (i.e. qui incluent les coûts de la transition et les services écosystémiques de l’agroécologie), il faudrait au contraire (ré)augmenter ses budgets.

On peut imaginer différentes pistes pour cela, telles la réorientation / synergie avec d’autres budgets européens (ex. lois sur la restauration de la Nature et la santé des sols) ou le financement via diverses taxes carbone (sur base notamment des principes de pollueur-payeur, de justice fiscale et de transparence des affectations). Au niveau national / régional, de telles taxes carbones pourraient par exemple être développées pour co-financer directement les mesures PSn les plus vertes. Au niveau européen, on pourrait utiliser un budget renforcé du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), en l’étendant plus rapidement que prévu à d’autres produits et matières premières (pour l’instant limité à l’acier, l’aluminium, le ciment, les engrais, l’électricité et l’hydrogène).

d. Des modèles alternatifs à explorer

Une piste de modèle alternatif à explorer serait de « recycler » la partie agriculture du CRCF pour en faire un outil taxonomique destiné à canaliser les financements en faveur de l’agroécologie. Le principe est d’aider les investisseurs publics et privés à identifier les bons projets à soutenir. Ce modèle de financement volontaire (sur le modèle dit des ‘contributions climat’, voir encadré, mais étendu à l’agroécologie) permettrait de flécher les investissements vers des projets agroécologiques, incluant des bénéfices en matière d’élimination ou de réduction carbone. Les compensations et allégations de neutralité carbone par les entreprises seraient interdites.

Afin de garantir l’ambition et le caractère holistique des projets, il serait crucial de bien définir au préalable les principes, les règles et les méthodes de production dans une taxonomie rigoureuse. Celle-ci devrait inclure à minima des plafonnements sur les revenus, sur la superficie des projets et des définitions claires des potentiels bénéficiaires des paiements (priorité notamment à la vocation agroécologique et nourricière). Si ce système nécessite clairement davantage de recherche et d’expérimentation, son approche semble, dans tous les cas, beaucoup plus acceptable que celle de MVC régulé de la Commission et pourrait constituer un outil additionnel de financement de l’agroécologie.

Patrick Veillard, Oxfam-Magasins du monde et Thomas Huyberechts, FUGEA.

 

Notes

[1] European Court of Auditors. 21/06/2021. Special report 16/2021: Common Agricultural Policy and climate: Half of EU climate spending but farm emissions are not decreasing.

[2] Il faut noter que le « carbon farming » est une notion à la base essentiellement agronomique, que l’on peut définir comme l’ensemble des pratiques agricoles permettant aux agriculteurs/rices de stocker du carbone et/ou de réduire leurs émissions au sein de leurs fermes (ex. agroforesterie, couverts végétaux, gestion des tourbières). Mais la notion est souvent réduite ou assimilée à sa dimension de modèle économique, i.e. le fait de rémunérer des agriculteurs/rices pour leurs pratiques de réduction / séquestration de carbone. Dans cette analyse, le terme de « carbon farming » fait référence au concept agronomique de pratiques agricoles.

[3] European Commission. 30/11/2022. Proposal for a regulation of the European parliament and of the Council establishing a Union certification framework for carbon removals.

[4] ECVC. 23/03/2022. Carbon Farming: a “New Business Model” … For Who?

[5] CMW. February 2023. How to make carbon removals work for climate action in the EU. Six priorities to improve the European Commission’s proposal for a Regulation establishing a Union framework for carbon removals.

[6] IATP. March 2023. 12 problems with the European Commission’s proposal for a Carbon Removal Certification Framework.

[7] Une récente enquête révélée par The Guardian et Die Zeit a ainsi montré que, sur une trentaine de projets de compensation en forêt tropicale (REDD+) certifiés par Verra, un important organisme de standardisation américain, 95 % des crédits générés étaient “fantômes”, n’entraînant aucun bénéfice climatique. The Guardian. 18/01/2023. Revealed: more than 90% of rainforest carbon offsets by biggest certifier are worthless, analysis shows.

[8] Le centre de recherche allemand Oko-Institut a analysé en mars 2016 plus de 5000 projets du Mécanisme de Développement Propre (mécanisme institutionnel garanti par l’ONU). Près de 85 % d’entre eux avaient une « faible probabilité » d’assurer les réductions d’émissions promises et l’additionnalité du projet, ou pire encore, pouvaient désinciter les politiques de réduction d’émissions ». Öko-Institut. March 2016. How additional is the Clean Development Mechanism? Analysis of the application of current tools and proposed alternatives.

[9] Selon la norme privée ‘Net zero’ de la Science-Based Target Initiative (SBTI), ces émissions « difficiles à éliminer » (en raison de fortes contraintes techniques ou économiques) sont atteintes lorsque les émissions ont été réduites de 90 à 95% (voir encadré).

[10] Carbone 4. Avril 2020. Net Zero Initiative. Un référentiel pour une neutralité carbone collective.

[11] Alternative croissante à la compensation, cette dernière étant de plus en plus décriée, le modèle des contributions climat correspond au financement par des entreprises de projets d’absorption ou de réduction d’émissions, au-delà de leurs propres chaînes de valeur. L’entreprise n’a pas ici de prétention de compensation ou de neutralisation, simplement un engagement financier en complément – et non en alternative – à la réduction directe de sa propre empreinte climatique. New Climate Institute. 05/07/2023. A guide to climate contributions: Taking responsibility for emissions without offsetting.

[12] European Commission. 22/03/2023. Proposal for a Directive on substantiation and communication of explicit environmental claims (Green Claims Directive).

[13] IDDRI. September 2018. An agroecological Europe in 2050 : multifunctional agriculture for healthy eating.