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Oxfam-Magasins du monde

Le modèle de gouvernance des entreprises: le cas Patagonia vs le reste du monde

2022 Analyses
Le modèle de gouvernance des entreprises: le cas Patagonia vs le reste du monde

Dans la première partie de cette analyse, nous expliquions les différents modèles de gouvernance des entreprises : actionnarial et partenarial, et nous proposions d’autres visions de la gouvernance, ou du moins des moyens de changer les décisions à l’intérieur des systèmes de gouvernance établis.

Dans cette seconde partie, nous allons observer de plus près un cas concret d’entreprise qui a pris une autre direction en terme de gouvernance. Celui qui a fait couler beaucoup d’encre ces dernières semaines, est celui de Patagonia, entreprise américaine spécialisée dans le textile et matériel de sport dont le fondateur et directeur général M. Yvon Chouinard a légué son héritage et ses actions à « la Terre »[1]« Yvon Chouinard Donates Patagonia to Fight Climate Crisis », consulté le 4 novembre 2022, https://www.patagonia.com/ownership/.. Nous verrons ensuite pourquoi il est important que l’économie soit encadrée par des lois et comment poser les jalons d’une économie distributive et régénérative solide pour dépasser le « capitalisme vert ».

Pauline Grégoire

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Notre seule actionnaire, la Terre : vraiment ?

Si l’on part du postulat que la propriété, la gouvernance et les paramètres financiers déterminent l’objectif de l’entreprise, ne chantons pas trop les louanges de Patagonia. Au risque de paraitre rabat-joie alors qu’un milliardaire fait « don » de ses actions à la Nature, et ce en pleine urgence climatique, il est néanmoins important de garder un regard critique sur ce choix particulier de l’entrepreneur M. Yvon Chouinard.

A 83 ans, M. Yvon Chouinard, réputé pour ne pas être un homme d’affaires comme les autres (il ne se reconnait d’ailleurs pas comme tel), fait face à plusieurs options pour la succession de son entreprise. Avec une valeur estimée à 3 milliards de dollars américains, et un chiffre d’affaires annuel de 1 milliard de dollars, la succession d’une telle entreprise est une question épineuse. Aux Etats- Unis, une opération de succession classique aurait été de vendre l’entreprise ou de la faire entrer en bourse. Avec cette option, il était facile pour la famille Chouinard de conserver sa richesse et ainsi de contribuer à des financements philanthropiques en faveur de la lutte contre le dérèglement climatique. Mais M. Chouinard explique au New York Times « Je ne respecte pas du tout le marché boursier. Une fois que vous êtes en Bourse, vous perdez le contrôle de l’entreprise et vous devez répondre aux exigences de maximisation de profits des actionnaires, et donc vous devenez ce genre d’entreprise irresponsable. »[2]David Gelles, « Billionaire No More: Patagonia Founder Gives Away the Company », The New York Times, 14 septembre 2022, sect. Climate, … Continue reading De même, les enfants Chouinard ne souhaitant pas hériter de l’entreprise, il a fallu réfléchir à d’autres options afin de pouvoir faire vivre la vision de son fondateur, une entreprise qui sert une finalité juste et qui maintient son indépendance plutôt  qu’une entreprise qui remplit les poches de ses actionnaires.

Pour répondre à sa vision, M. Chouinard a donc créé une structure spécifique basée sur deux entités : un fonds privé (trust fund) et une association sans but lucratif. La première, le Patagonia Purpose Trust contient toutes les actions avec droit de vote de la société, soit 2 % de l’ensemble des actions. Ces actions de vote sont détenues par la famille Chouinard, en revanche ce fonds ne récupère aucun autre dividende. La seconde, c’est-à-dire les 98% restants de Patagonia (actions ordinaires, sans droit de vote) sont cédées à Holdfast Collective, qui recevra donc tous les bénéfices de l’entreprise et devra les engager dans des activités visant à lutter contre le dérèglement climatique. Cette organisation sans but lucratif n’a aucun droit de vote dans les activités de Patagonia, et devrait recevoir environ 100 millions de dollars annuels[3]Gelles..


Le steward ownership

Le montage financier choisit par M.Chouinard n’est pas nouveau[4]Quelques exemples d’entreprises sous ce statut : Bosch, Mozilla, Zeiss… « What’s Steward-Ownership? », Purpose, consulté le 26 octobre 2022, … Continue reading et s’inscrit dans un modèle de gouvernance d’entreprise appelé « Steward Ownership » en anglais. Le concept de « steward-ownership » utilise la puissance de l’entreprise entrepreneuriale à but lucratif tout en préservant la mission sociale de l’entreprise, à savoir créer des produits et des services qui apportent une valeur sociétale, et en la protégeant des capitaux extractifs[5]« What’s Steward-Ownership? ».

Ce système permet de séparer les droits de votes et les dividendes en créant des entités de contrôle (Trust) et d’investissement différentes. Ainsi on limite l’influence de l’une sur l’autre. D’un côté, la direction ou les personnes liées aux opérations de l’entreprise gardent le contrôle sur ses activités et une large part de ses bénéfices, communément appelées « Golden Shares » sont mis au service d’une cause de bien commun (la mission de l’entreprise) et sont ainsi réinvestis dans l’entreprises, distribués ou donnés à des associations.

Ces entreprises ne peuvent être transmises par héritage, elles contribuent ainsi à prévenir l’accumulation de richesses dynastiques. Même si les propriétaires ont un pouvoir de gestion sur leur entreprise, ils∙elles n’ont pas accès aux bénéfices de l’entreprise et aux actifs qui y sont liés. Ce statut d’entreprise permet de démocratiser un peu le capital.


Sur papier donc, la famille Chouinard reste aux manettes des décisions de Patagonia, mais ne reçoit plus de dividendes associés aux actions ordinaires : le fruit de ces profits ira à la Holdfast Collective et seront réinvestis ailleurs. Ainsi, la génération de profits n’est pas un but en soi, mais les profits sont utilisés comme un moyen de servir la  mission de l’entreprise[6]Purpose, « The Patagonia Structure in the Context of Steward-Ownership », Medium (blog), 23 septembre 2022, … Continue reading.

Le capitalisme au service de la planète : quel système démocratique pour quel pouvoir d’influence ?

Dans le montage choisit par la famille Chouinard, plusieurs voix critiques se sont élevées. D’abord, la question des effets d’annonces marketing de Patagonia. Annoncer que la Nature est notre seul actionnaire est audacieux, surtout lorsque les mécanismes de décision entre la Holdfast Collective et le Patagonia Purpose Trust ne sont pas (encore) transparents. Selon la famille Chouinard, le Patagonia Purpose Trust sera « guidé » par la famille Chouinard : les membres de la famille éliront et superviseront sa direction. La famille « guidera » également le travail philanthropique effectué par le Holdfast Collective. Le rôle de « guide » joué par les membres de la famille Chouinard est donc flou, et il n’est pas encore certain que l’ONG soit pleinement indépendante dans ses allocations de fonds[7]Purpose..

De plus, ce montage financier permettant à de riches entrepreneur·e·s de financer des œuvres charitables (quel que soit le spectre politique associé) n’est pas nouveau[8]On peut citer par exemple la Fondation Bill & Melinda Gates, Earth Fund de Jeff Bezos ou Chan Zuckerberg Initiative de Mark Zuckerberg, qui sont fondées sur le même modèle.]. En effet, aux Etats Unis, les organisations de statut « 501(c)(4) » comme celle de la Holdfast Collective peuvent faire des contributions politiques illimitées. Dans le système démocratique américain, ces pratiques en disent long sur le pouvoir d’influence des très riches et des organisations peu importe qu’elles soient plutôt démocrates ou conservatrices.

Patagonia se dote donc d’un bras donateur puissant capable d’influencer l’espace politique américain par le biais de dons illimités à des personnalités politiques (entre autres).

La seconde critique à laquelle fait face Patagonia concerne les taxes. En opérant ce montage financier, la famille Chouinard évite 700 millions de taxes sur leur fortune, qu’elle aurait payé sur la vente de Patagonia ou sur sa cession à des héritier·e·s. En léguant 98% d’actions, M. Yvon Chouinard évite également 1,2 milliard de dollars en droits de donation, qu’il aurait payé en léguant 100% de ses actions (droit de vote et actions ordinaires) tout en perdant le contrôle de Patagonia. Au total, M. Yvon Chouinard paye 17.5 million de dollars en impôt sur sa donation au Patagonia Purpose Trust, de la « petite monnaie » sur une entreprise pesant 3 milliards. Ce faisant, plusieurs personnalités économiques et politiques américaines ont mis le doigt sur la toute-puissance des riches, qui, en évitant de payer leurs taxes et impôts sur les sociétés, choisissent de le redistribuer par le biais de fondations pour financer des projets de biens communs qui les arrangent, plutôt que de le faire par le biais des impôts. Résultat, les financements pour des causes de bien commun dépendront d’eux et risquent fortement de ne pas bénéficier à celles et ceux qui en ont le plus besoin.

« La question est de savoir s’il est souhaitable pour la démocratie d’avoir un système fiscal exclusivement pour les super-riches, avec lequel ils ne partagent pas les coûts (impôts, ndlr) impliqués dans le façonnement de la société, mais avec leur argent ils font ce qu’ils veulent « , a déclaré Mme Ray Madoff, professeure à la Law School de Boston College à Bloomberg. « Et là où il y a une chance », ajoute le professeur, « que le reste de la société doive payer plus d’impôts »[9]Han Zinzen, « Het groengewassen kapitalisme van Patagonia-oprichter Yvon Chouinard », consulté le 21 octobre 2022, … Continue reading.

Pourtant, il y avait d’autres options sur la table – M. Chouinard aurait pu choisir de redistribuer les bénéfices à ses employé∙e∙s ou faire de Patagonia une entreprise gérée par ses employé∙e∙s, ou de donner directement les bénéfices chaque année à des organismes de bienfaisance locaux… Ce que nous observons, c’est qu’aucune de ces options n’aurait donné à la famille et Patagonia l’influence que cette option de «steward ownership » procure[10]« Don’t Rush to Canonize Patagonia », consulté le 26 septembre 2022, https://gizmodo.com/patagonia-giving-profits-to-environmental-action-tax-1849546111?utm_source=msnlink..

De même, au-delà de la refonte du système de gouvernance, de finance et de propriété de Patagonia, la relocalisation de la production n’est pas à l’ordre du jour[11]« Le fondateur de Patagonia laisse son entreprise à Dame Nature, sans cession ni introduction en Bourse », consulté le 26 octobre 2022, … Continue reading, la marque fabriquant toujours ses produits en Asie auprès de sous-traitants chinois, vietnamiens ou thaïlandais, pays connus pour leurs conditions de travail difficiles et de réguliers abus de droits humains entretenus par le système de l’industrie de la mode. De même Patagonia est épinglé pour un système d’index de matières durables liées au polyester plutôt douteux [12]Patagonia est également avec Walmart le fondateur de la Sustainable Apparel Coalition (2009) et du Higg Materials Sustainability Index, qui érige le polyester comme une fabrique durable (pourtant … Continue reading.

Patagonia devient donc une structure à deux entités, avec une minorité d’actionnaires (les Chouinard) qui contrôle (toujours, du moins pour l’instant) la majorité des actions. De quoi nuancer le fait que la Terre soit devenue leur seule actionnaire.

De l’importance d’une économie encadrée par des lois

Ce que le cas de Patagonia illustre est double : d’autres modèles de gouvernance, de finance et de propriété existent et peuvent être mis en place pour libérer le potentiel des entreprises à répondre aux enjeux environnementaux et sociaux planétaires, et il est essentiel que ces modèles soient soutenus par l’Etat de manière à ce qu’ils deviennent une nouvelle norme.

Si Rome ne s’est pas faite en un jour, le système capitaliste et néo-libéral non plus. Il est le fruit de choix politiques et économiques depuis les cinquante dernières années. Il est donc possible d’infléchir la direction qui nous envoie pour le moment droit dans le mur. Encore une fois, les alternatives économiques sont nombreuses, et ont pris de plus en plus d’espace dans le système économique conventionnel. Témoins du fait que produire des biens et des services tout en redistribuant équitablement les bénéfices reçus, ces modèles d’entreprises gagneraient à être érigés en modèle dominant, prenant petit à petit la place des modèles extractifs et de prédation.

Si Patagonia ou d’autres grandes entreprises donnent le La en matière de changement de vision et d’optimisme quant aux rôles que pourraient jouer les multinationales, ce changement de paradigme économique ne peut être un succès que s’il est accompagné par des outils législatifs efficaces.

« Il est essentiel d’encourager les milliardaires à redistribuer leur richesse, mais il est tout aussi important de critiquer les prétentions de magnanimité autoritaire dans le processus. Ne pas le faire revient à donner le pouvoir collectif à des individus sélectionnés qui ont suffisamment de pouvoir à exercer, souvent au détriment des personnes vulnérables. » [13]Rachel Donald et al., « Patagonia Won’t Save the World Without Addressing Some of Its Prior Failures », The New Republic, 17 septembre 2022, … Continue reading écrit la journaliste Mme Rachel Donald. Autrement dit, il faut remettre un peu de cadre législatif dans les velléités individualistes de « sauveur blanc » des milliardaires, qui, rappelons-le, peuvent amasser quantité de richesses car le système dont ils prétendent nous sauver est basé sur l’exploitation des personnes et de l’environnement au bénéfice de quelques un∙e∙s seulement.

Parmi le bouquet législatif envisagé au niveau mondial, européen et belge, deux paraissent essentiels d’abord à propos de la responsabilité des entreprises.

Le premier est le devoir de vigilance des entreprises. Décliné actuellement à trois niveaux de législation, le devoir de vigilance des entreprises est le sujet sur toutes les tables. Aux Nations Unies, s’ouvre actuellement la 8e session de négociation autour du Binding Treaty qui devrait permettre de contraindre les entreprises au niveau mondial à respecter l’environnement et les droits humains sur leurs chaines de valeur. Au niveau de l’Union Européenne, la Commission a déposé une proposition de directive sur le devoir de vigilance des entreprises, et la proposition de loi au niveau belge a été déposée en 2021 au Parlement Fédéral.

Ces discussions sont capitales puisqu’elles permettront d’obliger les entreprises à être responsables des abus commis sur leurs chaines de valeur. Les enjeux autour du champ d’application de la loi, des mécanismes de plaintes et d’accès à la justice (réparation), sont les sujets les plus épineux des discussions. Ces lois pourraient enfin permettre aux victimes d’abus d’obtenir justice et aux citoyen∙ne∙s de pouvoir porter plaintes contre les entreprises qui ne respectent pas leur de devoir de vigilance. Deux cas emblématiques sont actuellement sur les bancs de la justice (car la loi de devoir de vigilance en France a permis de le faire) : Total Energies pour leurs accaparement de terres, violations de droits, menaces et violation de l’environnement en Ouganda, et plus récemment, la BNP Paribas[14]« Climat : la banque BNP Paribas mise en demeure par des ONG pour son financement de nouveaux projets pétro-gaziers », Franceinfo, 26 octobre 2022, … Continue reading, mise en demeure par une coalition d’ONG (dont Oxfam) pour son financement de nouveaux projets pétro-gaziers.

Le second est la directive européenne de reporting extra-financier ou la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises (CSRD).

Cette directive qui devrait être votée dans les prochaines semaines, vise à rendre les entreprises plus responsables en les obligeant à divulguer leur impact sur les personnes et la planète, mais aussi à mettre fin à l’écoblanchiment[15]« L’Europe trouve un accord sur le reporting extra-financier », Les Echos, 22 juin 2022, … Continue reading. Cette directive concerne 50000 entreprises européennes et les entreprises étrangères (à partir de 150 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel).

Ensuite, au niveau des statuts d’entreprises, tous les pays ne sont pas égaux face aux possibilités d’entreprendre et de créer des entreprises porteuses de sens. Dans l’étude publiée par Oxfam-Magasins du monde[16]Pauline Grégoire, « L’économie et l’entreprise au service de la planète et des droits humains » (Oxfam-Magasins du monde, 2022), … Continue reading, plusieurs cas d’étude sont présentés, qui font également écho aux structures juridiques d’entreprises qu’ont choisies nos partenaires de commerce équitable. C’est le cas par exemple de Craft Link, au Vietnam qui a récemment changé son statut d’entreprise pour devenir une entreprise privée, ce qui lui permet de mieux rendre service aux communautés qu’il soutient[17]Simon Laffineur, « Des liens durables », Dossier de campagne: pour une économie au service de la planète et des droits humains, 2022, 19, … Continue reading.

Un autre des partenaires de commerce équitable d’Oxfam-Magasins du monde en Inde, Madhya Kalikata Shilpangan (MKS Export Ltd), a aussi changé sa structure passant de statut d’association à entreprise privée spécialisée dans l’export. Visant des ambitions hautes en terme de partage des bénéfices, la fondatrice Mme Mithu Dam a dû s’armer d’avocat·e·s et de patience pour fonder des statuts propres à son entreprise, lui permettant de protéger son activité et de donner des parts à chacun∙e∙s des artisan∙e∙s. Ainsi les membres de l’entreprises en sont aussi propriétaires.

En France, chez notre voisin européen, le statut de SCOP permet également une redistribution des bénéfices et un système de gouvernance démocratique. Ce statut a permis par exemple à l’entreprise Ardelaine[18] Grégoire, « L’économie et l’entreprise au service de la planète et des droits humains ». en Ardèche de remonter l’intégralité d’une filière textile ardéchoise, ancrée localement dans son territoire et de générer une activité économique durable et démocratique depuis les dernières décennies.

Et en Belgique ? Comment créer des entreprises qui veulent vraiment notre bien ?


Il existe actuellement six statuts d’entreprises différents en Belgique. Ces statuts juridiques variés permettent de structurer les pratiques démocratiques qui auront lieu ou pas au sein des entreprises. Ces statuts sont régis par le Code des Sociétés et des Associations (CSA) entré en vigueur le 1er mai 2019. Ce nouveau code simplifie les structures préexistantes. Les six statuts de société sont:

  • Société à responsabilité limitée (SRL)
  • Société coopérative (SC)
  • Société anonyme (SA)
  • Société simple
  • Société en nom collectif (SNC)
  • Société en commandite

S’applique aussi en Belgique le droit européen, qui permet également de créer des sociétés à statuts particuliers : le groupement européen d’intérêt économique (GEIE), la société européenne (SE) et la société coopérative européenne (SCE).[19]Grégoire.


Bien évidemment, les statuts sont une chose, le financement des entreprises alternatives (comprendre, l’économie sociale et solidaire (ESS)) en est une autre. C’est d’ailleurs la condition sine qua non pour que cette économie existe.

Dans le champ de l’ESS, deux types de financements : privés et publics. Pour les financements privés la question est de savoir si des mécanismes de financement capitalistes peuvent efficacement financer l’alternative (l’économie sociale)[20] Grégoire.. Dans une analyse riche en deux parties M. Marian le Foy dresse l’état des lieux des financements de l’ESS en Belgique[21]« Le financement de l’économie sociale (1/3) – Les financements privés », SAW-B Fédération d’économie sociale, consulté le 14 janvier 2022, … Continue reading. A retenir notamment, 83% des fonds qui se présentent comme responsables ne remplissent pas les critères minimaux de transparence et d’éthique selon le Rapport de Financité en 2018. De plus, ces fonds appliquent des logiques capitalistes de plus-value, recherche de rendement et gestion des risques de faillites à des projets qui par essence, ne peuvent répondre à ces critères – puisque rappelons le, l’ADN de l’économie sociale est de placer l’impact social avant le profit. Du coté des pratiques, les exigences sont fortes (jusqu’à 12% de rendement exigé) et les croyances tenaces et erronées[22]« Les financements Brasero, qui s’adressent exclusivement à des coopératives, connaissent une perte de seulement 3,5% du montant engagé (7 défaillances sur 91 dossiers), ce qui est évidemment … Continue reading (l’ESS serait plus risqué que l’économie conventionnelle). Coté alternative et financement participatif, là aussi on peut observer que son accès est réservé à une classe moyenne. En effet, ce type de financement peut être une bonne option si on en l’on en a les moyens (contact, accès), le temps (gestion, compétences) et la capacité de libérer le capital suffisant (lorsqu’on est du côté finance)[23]Grégoire, « L’économie et l’entreprise au service de la planète et des droits humains ».. La somme de ces conditions lie intrinsèquement le financement des projets à leur capacité à répondre aux valeurs et visions de la classe moyenne (celle qui finance et qui parfois le fait en essayant d’échapper à l’impôt), ce qui rend les projets à finalité sociale ou à destination des publics défavorisés moins solvables et encore moins financés «Sur les 61 projets sélectionnés par le label Financité & FairFin au 30 septembres 2019, 14 concernaient des énergies renouvelables, 13 des projets d’alimentation bio, alors que seulement 6 concernaient des logements sociaux, et 7 étaient investis dans «d’autres services», dont il n’est pas précisé s’ils sont sociaux ou non»[24]« Le financement de l’économie sociale (1/3) – Les financements privés »., explique Marian de Foy.

Les financements publics eux sont tributaires de l’agenda politique, de l’enveloppe budgétaire dédiée (sans surprise souvent rognée notamment due à l’évasion fiscale et à la baisse perpétuelle des impôts qui ne remplissent plus les caisses des Etats), et donc conçoivent des critères de financement de plus en plus exigeants. Bonne nouvelle cependant, avec la stratégie Shifting Economy de la région Bruxelles-Capitale, où les critères de sélection et de financement intègrent dorénavant des critères non-financiers pour pouvoir prendre en considération de meilleurs critères de durabilité[25]Pauline Grégoire, « Bruxelles, capitale de la transition économique? Entretien avec Barbara Trachte. », Dossier de campagne: pour une économie au service de la planète et des droits humains, … Continue reading. D’où l’importance d’analyser les impacts d’un projet d’entreprises en utilisant des critères absolus plutôt que relatifs (tels que proposent les Objectifs de Développement Durable).

Pour conclure, peu importe l’échelle à laquelle nous décidons de voir le monde économique, chaque décision peut avoir un impact énorme sur les personnes et l’environnement à l’autre bout du globe. Pour une meilleure prise en compte de l’économie alternative il est essentiel de garder une vision systémique de l’économie qui englobe les pratiques, les cadres législatifs, et les croyances aux trois niveaux de prise de décision : international, européen et local (national). Si des cas concrets médiatisés comme Patagonia ou d’autres, des options pour agir comme l’activisme actionnarial, illustrent qu’il est possible de choisir consciemment d’enclencher le changement, il est aussi important de se mobiliser et de comprendre les enjeux législatifs et techniques qui sous-tendent, entretiennent et cadrent ce changement de paradigme. Et ces deux faces de la même pièce ne peuvent pas faire l’économie de l’ambition pour réguler les impunités et offrir un terrain de jeu économique équitable et prospère à l’humanité.

Notes[+]