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Le théâtre-action, quels opportunités et enjeux pour la mobilisation des citoyens ? Le cas de la pièce « Alimentaire, mon cher Watson ! »

Analyses
Le théâtre-action, quels opportunités et enjeux pour la mobilisation des citoyens ? Le cas de la pièce « Alimentaire, mon cher Watson ! »
La pièce de théâtre-action « Alimentaire, mon cher Watson ! » met en lumière les relations existant entre notre assiette quotidienne et des problématiques sociétales globales, avant d’inviter le public à proposer des actions pour modifier notre mode de consommation alimentaire. Cela fait écho à la campagne actuelle d’Oxfam-Magasins du monde « Cultivons les alternatives ». L’analyse examine si et comment le théâtre-action pourrait devenir un des moyens utilisés par OMDM dans ses campagnes de sensibilisation.

La pièce de théâtre-action « Alimentaire, mon cher Watson ! » met en lumière les relations existant entre notre assiette quotidienne et des problématiques sociétales globales, avant d’inviter le public à proposer des actions pour modifier notre mode de consommation alimentaire, faisant ainsi écho à la campagne actuelle d’Oxfam-Magasins du monde : « Cultivons les alternatives ».
L’équipe d’Oxfam-Magasins du Monde s’est déjà interrogée sur la portée de la création théâtrale comme outil de mobilisation des jeunes (voir à ce sujet l’analyse de Carole Van der Elst[1. Carole Van der Elst, L’expérience de théâtre-forum au sein des JM-Oxfam, décembre 2015]). Nous souhaitons examiner à présent dans quelle mesure inviter des adultes ou des jeunes à participer à une pièce de théâtre-action pourrait se révéler pertinent pour inviter des citoyens à s’engager de manière concrète.
Après avoir brièvement expliqué en quoi consiste le théâtre-action, nous  partirons du cas de  « Alimentaire, mon cher Watson ! » et ses objectifs pour mettre en évidence les opportunités et les enjeux que représente le recours au théâtre-action dans le cadre de la mobilisation.

Le théâtre-action, qu’est-ce que c’est ?

L’origine du théâtre-action remonte aux années 1960, lorsqu’Augusto Boal met en place le Théâtre de l’Opprimé qui vise à transformer le spectateur en acteur dans le contexte des régimes dictatoriaux du Brésil et puis de l’Argentine. Un point d’honneur est mis sur la participation active du public : chacun est invité à exercer son esprit critique et sa créativité, à s’exprimer. La finalité d’une pièce de théâtre-action est d’ouvrir le débat à propos d’un problème réel et d’amener le public à envisager des alternatives pour améliorer cette réalité. [2. Les dessous du théâtre-action, consulté le 3 janvier 2017.]
Cette forme de théâtre apparaît en Belgique il y a une trentaine d’années et se décline à présent en de nombreuses expressions qui ont toutes pour point commun de tendre vers le changement social. Les spectacles de théâtre-action représentent généralement une situation s’inspirant de la réalité quotidienne du public afin de mettre en évidence une injustice, un problème de société, qui concerne et interpelle potentiellement tout citoyen. Par exemple, la pièce « Quel genre » ! de la compagnie Buissonnière permet d’aborder le thème des stéréotypes liés aux genres ; « Réfugiez Nous ! » de l’asbl Ras El Hanout, celui du racisme ; « Dette Système » du Théâtre Croquemitaine celui des dérives du système financier. D’autres pièces mettent en scène le suicide, les médias, le harcèlement, l’alcool, le chômage… Les thèmes pouvant être abordés sont infinis.

Le spectacle « Alimentaire, mon cher Watson ! » et son élaboration

La Belgique étant jusqu’à présent le « seul pays à avoir reconnu officiellement le théâtre-action parmi les arts de la scène » [3. Ibid.], son territoire est un terreau fertile pour voir fleurir des spectacles se réclamant de cet art mobilisateur. Pour la présente analyse, nous avons décidé de nous concentrer sur l’exemple d’un de ces spectacles en particulier : « Alimentaire, mon cher Watson ! ».
Ce spectacle, comme c’est généralement le cas dans le monde du théâtre-action, résulte d’une création collective : le comédien Sébastien Chollet, alors qu’il suit une formation en permaculture, s’adresse à la troupe du Théâtre du Public pour lui proposer de réaliser un spectacle sur le thème de l’alimentation, qui se baserait sur le principe du « Jeu de la Ficelle » élaboré par l’ONG Quinoa[4. Voir Jeu de la ficelle]. Se joignent alors à lui quatre comédiens intéressés par ce thème, chacun se documente et choisit une ligne spécifique qui suscite son intérêt. L’un choisit le thème de l’élevage d’animaux et de la consommation de viande ; l’autre s’intéresse au mouvement « en Transition » ; un autre encore se penche sur les aspects plus politiques du système agro-alimentaire. La création de la pièce repose dès lors sur une documentation abondante relative à des aspects très variés de l’alimentation.
Sur cette base commence le travail théâtral : les comédiens se lancent dans des improvisations tout en réfléchissant aux formes d’interactions possibles avec le public, aux manières de l’amener à exprimer son avis. A partir de là, le metteur en scène Alain Cofino-Gomez écrira le texte. Le résultat : un spectacle captivant par sa vivacité, dans lequel tant l’humour que la réflexion sont au rendez-vous.

Des objectifs semblables à ceux de la campagne « Cultivons les alternatives »

Un des objectifs de « Alimentaire, mon cher Watson ! » est d’informer le public des problématiques découlant du système agro-alimentaire actuel, en éclairant les liens invisibles existant entre « ce qu’il y a dans notre assiette, chaque jour, ici, et les conséquences que ça a à l’autre bout du monde »[5. L’ensemble des citations en italique dans le présent article sont extraites de l’entretien mené avec Dumoulin Philippe, à Ecaussinnes, le 21 novembre 2016.]. Il s’agit également de montrer aux spectateurs qu’il existe des alternatives au système traditionnel, qui existent déjà à proximité de chez eux et qui ne sont pas compliquées à suivre. « Bien souvent, les gens, quand on parle de ça, ils pensent que ce sont des choses très loin, ils pensent aux trucs très spectaculaires comme les gens qui cultivent sur les toits en Amérique… mais ils ne pensent pas qu’il y a des choses très simples qui peuvent se faire là, très près de chez eux. Je pense que bien souvent, les citoyens ne sont juste pas au courant ».
Un autre objectif est de donner la parole aux spectateurs : au cours de la représentation, ils sont interpelés à plusieurs reprises et la scène finale les invite à se répartir en différents groupes afin de discuter ensemble de ce qu’ils pourraient mettre en place comme alternatives concrètes aux modes d’alimentation problématiques. « On demande aux gens : vous dans votre coin, qu’est-ce que vous pensez ? Si vous avez une action à mener au niveau communautaire, citoyen ou activiste : vous feriez quoi comme type d’action ? Et nous les comédiens on est là pour essayer d’aller le plus loin possible dans les propositions que les gens peuvent faire, les amener à préciser ce qu’ils ont envie de faire, à réfléchir comment ils peuvent le mettre en place vraiment. On souhaite créer de l’émulation, les inciter à formuler des propositions d’actions individuelles et collectives ».
Le spectacle se termine par la mise en commun de toutes les idées débattues. Ce moment d’échange est essentiel aux yeux du comédien interrogé, car pour lui la pièce a aussi pour finalité de créer des liens, « d’établir des ponts » entre tous les spectateurs, entre ceux qui mènent des initiatives locales dans la zone où la pièce est jouée et ceux qui souhaitent s’en inspirer ou s’inscrire dans une démarche déjà entamée. L’acteur indique que, quel que soit le contexte dans lequel la troupe joue la pièce, elle s’arrange avec l’organisateur pour que soient invités dans le public des producteurs locaux et/ou des représentants d’associations locales liées à l’alimentation, qui ont de cette manière l’occasion de parler de leur projet lorsque la parole est donnée au public. « Ce que nous tentons notamment, c’est de reconnecter des personnes vivant à proximité les unes des autres, de ‘remettre du plug’. Ce qui est important, c’est que toutes les informations, idées, initiatives puissent circuler, que les citoyens soient au courant de ce qui se passe dans leur coin ».
Afin de compléter ce témoignage, nous signalons que selon James Thompson, professeur de théâtre-action à l’Université de Manchester, l’objectif premier du théâtre-action  ̶  qui est également sa principale force  ̶  est de générer des débats sur des sujets complexes. Il considère également que cet objectif est souvent détourné lorsque le théâtre-action est employé par des associations de la société civile car celles-ci visent généralement davantage à communiquer un message clair, défini préalablement à la représentation, qu’à générer un réel débat.[6. James Thompson, Applied theatre: bewilderment and beyond, 2012, p. 18-19.]

Quelles opportunités offre « Alimentaire, mon cher Watson ! » en termes de mobilisation ?

Un rapport humain qui incite à « devenir acteur » à son tour

Selon Philippe Dumoulin, une des principales forces du théâtre de manière générale est le rapport humain. « Ce sont des humains en face des humains, c’est pas des machines, ça ne se fait pas par l’intermédiaire d’un écran. Des humains en face de vous, c’est complètement différent ». L’acteur explique que l’humour et l’émotion sont des techniques permettant aux artistes d’amener les spectateurs à écouter leur message, qu’il soit de type informatif ou axiologique, voire de susciter une certaine adhésion. « Il faut réinjecter de l’humour, c’est très important… Et on aborde avec émotion les plantations en Afrique, le destin du prince Boni, les suicides des agriculteurs de chez nous… ce sont les armes que nous on possède dans le théâtre pour faire en sorte que les gens soient plus réceptifs par rapport à ce qu’on dit, qu’ils soient plus en phase d’ouverture que de fermeture ».
Selon nous, dans le cadre de la mobilisation, ce rapport humain entre acteurs et spectateurs, ainsi qu’entre les spectateurs eux-mêmes, peut particulièrement permettre aux personnes du public de trouver des réponses à leurs réticences : elles peuvent exprimer ce qui les freinent à changer d’attitudes et d’autres peuvent leur montrer ce qu’il est simple de changer. « Y a souvent des gens qui disent ‘qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse contre tout ça ? Face à l’agroalimentaire, qu’est-ce-que vous voulez qu’on fasse face à des énormes firmes comme ça ?’ Et on leur répond : Oui mais dans votre coin ? Qu’est-ce qu’il y a moyen de faire comme alternatives ? Ce qu’on fait nous avec notre pièce, c’est non seulement reconnecter tant les personnes que les idées, c’est aussi redonner de l’espoir ». Nous pensons en effet que rencontrer d’autres personnes déjà engagées peut motiver et inspirer celles qui le sont moins. Nous nous demandons cependant comment le débat pourrait être mené de manière à laisser réellement l’opportunité à ceux qui le désirent d’exprimer des réticences du type « moi je n’ai pas envie », « je n’y crois pas », ou « je ne suis pas convaincu », afin de pouvoir discuter de ces « freins ».
Le comédien ajoute que la particularité du théâtre-action, c’est d’inciter à l’expression individuelle du spectateur, « c’est de casser le ‘quatrième mur’ : celui qui est entre la scène et les spectateurs, car on dit aux gens ‘vous n’êtes pas là seulement pour écouter, consommer, vous êtes là aussi pour participer’. Ça rend les gens acteurs, et par extension acteurs de leur propre vie, ils peuvent se dire ensuite : maintenant, je sors de là, j’ai des pistes pour essayer de me reprendre en main, je peux me positionner, je peux agir’ ». Ce positionnement durant le spectacle serait favorable à un engagement ultérieur de la part du spectateur. « C’est pour ça que notre dernière partie est sur des actes : quels actes vous poseriez demain face à ceci ou à cela ? On ne continue pas à débattre, les gens ont eu assez de matière avec tout le spectacle, ou alors ils connaissent, ou ils ont des réflexions personnelles, mais demain on fait quoi ? ». Philippe Dumoulin espère que cela permette aux personnes de se mobiliser après le spectacle, ayant déjà été amenées à formuler quelques engagements, posant de cette manière « un doigt dans l’engrenage ». « On veut les inciter à se positionner et on souhaite encourager les gens à supporter ou participer à telle initiative, et puis telle autre… ».
Au sujet d’un tel raisonnement, James Thompson insiste sur le fait que, bien qu’un spectacle de théâtre-action puisse être réellement marquant pour une personne, le pouvoir d’une participation à un spectacle ne doit pas non plus être exagéré. Il estime notamment qu’il est quelque peu abusif de considérer que ce qu’un spectacle amène une personne à dire annonce nécessairement la manière dont elle va effectivement mener sa vie après la représentation.[7. James Thompson, Op. cit., p. 21-22.] Selon lui, il n’est pas possible de considérer que les personnes acquièrent à travers le spectacle un nouveau comportement dans des situations futures. Il considère que l’impact du théâtre participatif se situe davantage dans les nouvelles connexions (physiques, discursives et émotionnelles) que le débat amène à envisager.[8. Ibid., p. 50.]

Un message accessible et stimulant pour tout public

Outre le rapport humain qu’implique le théâtre-action et ce qu’il permet, « Alimentaire, mon cher Watson ! » a également comme avantage d’être destiné à tout public et non à un public particulier. « L’alimentation c’est hyper large, ça concerne tout le monde, tout le monde passe une grande partie de la journée ou à cuisiner ou à faire des courses ou à faire son jardin […] et c’est une partie importante du budget de chacun ». Ce spectacle a déjà été joué tant dans des écoles primaires et secondaires que devant des publics adultes et, selon la troupe, dans chacun des cas, « ça marche vraiment bien » : l’interaction avec les spectateurs est toujours présente et tous sont visiblement réceptifs au type d’humour employé.
Ce spectacle a également déjà été représenté dans des villes très différentes, dans des contextes variés. Le comédien précise que « la manière d’aborder le sujet n’est pas la même selon les moyens financiers, là où on vit, dans les villes, à la campagne, selon le niveau d’information qu’on a par rapport à tout ce qui est en lien avec l’alimentation. Ça c’est vraiment intéressant : on l’a joué tant à Viroinval, qui est un lieu plutôt rural, que dans des villes telles que Namur, Bruxelles… et on l’a pas mal joué à La Louvière aussi. On aimerait beaucoup aussi jouer cette pièce dans le milieu agricole afin d’encourager à relocaliser tant la production et la distribution que la consommation. ». Le fait de représenter la pièce dans des endroits différents permet de mobiliser à chaque fois les spectateurs à partir des initiatives existant localement. La scénographie a été pensée de manière à ce que la pièce puisse être jouée dans des lieux variés, qui ne doivent pas nécessairement être des salles de spectacle. « On a essayé qu’il n’y ait pas d’aspect technique, tout le matériel rentre dans un break et une voiture. Du moment qu’on a un sol plat de autant sur autant, on peut jouer. On a essayé de simplifier à fond, c’est ce qui nous permet d’aller dans des endroits qui ne sont pas forcément des centres culturels ».
Selon Philippe Dumoulin, participer à ce spectacle de théâtre-action est toujours porteur pour les spectateurs, quel que soit le degré auquel ils sont préalablement sensibilisés à la problématique. « C’est intéressant justement d’aller là où les gens sont pas forcément conscients des problèmes. En scolaire, c’est vraiment intéressant : ils sont obligés de venir mais très vite, de la manière dont le spectacle est mené, ils trouvent ça intéressant, ils rentrent là-dedans. Il peut y avoir des gens conscientisés mais je trouve ça bien que Monsieur et Madame Tout-le-monde viennent à ce spectacle-là et se mettent à réfléchir. Le boulot doit se faire prioritairement avec les gens qui n’ont pas du tout conscience de ce genre de choses mais conscientiser des gens déjà conscientisés permet de leur faire penser à ce à quoi ils n’ont pas encore pensé ». Malgré cette volonté de toucher les personnes les moins engagées préalablement, nous nous posons certaines questions à ce sujet : qui vient spontanément assister à un spectacle de théâtre-action, qui aborde les problématiques alimentaires comme c’est le cas de « Alimentaire, mon cher Watson ! » ? Ne serait-ce pas généralement des personnes déjà un minimum sensibilisées à de telles problématiques ? Comment faire en sorte que des citoyens qui ne se sentent initialement nullement concernés par ce sujet aient envie de venir assister à une telle pièce ?

Les outils culturels utilisés pour véhiculer un message

Au-delà de l’intérêt du théâtre-action et de « Alimentaire, mon cher Watson ! » en particulier, le comédien considère de manière plus générale le monde culturel comme une véritable opportunité pour permettre de penser la société voulue. « Je trouve que de manière générale les ONG n’emploient pas assez le culturel, elles ne croient pas assez à l’impact que peut avoir le culturel, aux changements qu’il peut réellement produire, à tout ce qu’il véhicule… Je pense que c’est parce que les ONG conçoivent le changement et mènent des projets d’un point de vue économique, mais elles ne voient pas que le culturel est inévitable. Elles ne se servent pas assez du culturel pour conscientiser les gens par rapport à toute la démarche qu’elles font, notamment vis-à-vis du tiers-monde ou du quart-monde ». Le comédien tire ces conclusions après avoir travaillé dans des pays en voie de développement durant de nombreuses années. Il explique que lors de différentes expériences en tant qu’acteur-animateur de théâtre-action dans le cadre de projets menés avec des ONG, les partenaires se rendaient toujours compte à postériori à quel point il avait été intéressant d’avoir recours au théâtre-action.
Selon Philippe Dumoulin, le rôle que le monde culturel joue dans la société relève tant de la vision du monde qui est véhiculée que des valeurs. « Quand on aborde le système agroalimentaire actuel, inévitablement, on est dans les problèmes des valeurs, qu’est-ce qui est juste ou pas juste, est-ce moral de tout marchandiser, de tout privatiser? De plus en plus, tout ce qui est service public, on le vend au privé, tout devient quelque chose sur lequel il faut être rentable, alors que ça devrait relever du bien commun. Donc on est inévitablement sur une vision, sur des valeurs. La culture a un poids dans le monde, sa place dans le fait de légitimer certains fonctionnements de la société et d’autres non ». Il ajoute que les représentations fictionnelles permettent d’aborder des sujets universels, qui touchent tout un chacun, à partir de l’histoire d’un être humain en particulier.
Corrélativement, l’acteur interrogé attire l’attention sur le fait que le thème de « Alimentaire, mon cher Watson ! » dépasse, en filigrane, celui de l’alimentation : « réfléchir sur le système agroalimentaire, c’est réfléchir sur tout le système capitaliste. Avec tout le problème du réchauffement climatique, de toute l’industrialisation qui est tournée vers le pétrole et on sait que le pétrole il ne va plus en avoir… Est-ce que les grands patrons dans le monde agroalimentaire sont tournés vers le bien-être des gens ? Ou bien seulement vers la finance ? […] Qu’est-ce qu’on veut comme type de société ? On fait quoi par rapport à ça ? ». Aborder l’alimentation permet donc d’ouvrir le débat sur un thème encore plus vaste, la société qui est voulue par les citoyens qui la forment.
A ce sujet, il nous semble essentiel de signaler le questionnement éthique que peut soulever un tel raisonnement : Qui peut déterminer quelles visions du monde et valeurs sont pertinentes à communiquer ? Quelle légitimité ont des acteurs de théâtre-action, ou ceux qui font appel à eux, pour remettre en question, voire manipuler, des constructions mentales ? Il faut notamment avoir à l’esprit qu’il est possible que les intérêts des coordinateurs d’un spectacle de théâtre, ou des acteurs de la société civile recourant au théâtre-action comme outil de mobilisation, soient différents de ceux des citoyens assistant au spectacle. Il faut aussi veiller à ce que l’organisation d’un tel spectacle dans le cadre d’une campagne thématique ne se transforme pas en la communication « top-down » d’un message, depuis les organisateurs vers le public participant au spectacle : le théâtre-action doit avoir pour finalité de faire émerger un raisonnement, et non de présenter certaines vérités comme indiscutables.
Cependant, nous considérons qu’il peut être constructif de véhiculer certains messages ou certaines valeurs à travers des spectacles de théâtre-action, d’autant plus lorsque l’on prend en compte que les représentations mentales de tout citoyen, même les enfants, sont constamment influencées par les publicités qu’ils perçoivent au quotidien.

Le recours au théâtre-action, quels enjeux pour les ONG ?

Malgré les aspects très porteurs et prometteurs qu’il défend, Philippe Dumoulin n’hésite pas pointer trois défis à relever, dans le cadre d’un recours à « Alimentaire, mon cher Watson ! » comme outil de mobilisation : le cout élevé des représentations théâtrales, le système de « campagne thématique » et la difficulté à déterminer les changements de comportements découlant d’une participation à ce spectacle.
Le comédien estime en effet que le fait que les activités des ONG et autres associations liées au développement soient organisées selon des campagnes thématiques peut être un frein au recours à des spectacles théâtraux : « Je trouve qu’aujourd’hui, les choses sont plus compliquées car il faut suivre le thème, la campagne du moment. Parfois on nous dit ‘Ah, votre spectacle est très intéressant mais vous auriez dû le proposer il y a un an, maintenant, la campagne sur ce thème est passée’. Or, les problématiques abordées dans telle campagne sont toujours d’actualité l’année, voire les années, suivante(s) ». Nous pensons en effet que cela peut être problématique : par exemple, si l’équipe d’Oxfam-Magasins du monde souhaite financer la représentation « Alimentaire, mon cher Watson ! » dans certaines communes, le délai nécessaire pour réserver la salle peut impliquer que sa campagne « Cultivons les alternatives » soit déjà terminée au moment de la représentation.
Enfin, l’acteur considère qu’il y a un profond manque de certitude quant au changement produit par le théâtre-action : il est très difficile, voire impossible, de déterminer dans quelle mesure la participation d’une personne à un spectacle tel que « Alimentaire, mon cher Watson ! » permet de la sensibiliser et de l’amener à s’engager davantage. « Mesurer un agent de changement sur l’alimentation, comment on va mesurer ça ? Ce sont des mentalités qui évoluent progressivement… On ne peut qu’espérer que cette pièce aura changé quelque chose dans la vie des gens, ne serait-ce qu’un aspect infime, une petite habitude… Nous on fait notre possible pour qu’ils puissent le faire… Est-ce que sur la durée, les gens vont le faire ? C’est très compliqué à savoir ». Nous pensons qu’en effet, il n’est pas évident de savoir dans quelle mesure participer à une pièce de théâtre-action est la source d’un changement d’attitude ou non, d’autant plus qu’un tel changement découle d’une multiplicité de facteurs, et non de la seule participation au spectacle en question. Cependant, il est possible d’estimer l’impact qu’a eu ou non une telle pièce dans le cadre des « évaluations globales » que mène l’équipe d’Oxfam-Magasins du monde. En effet, tous les cinq ans, un échantillon représentatif des bénévoles d’Oxfam répondent à un questionnaire portant sur leur engagement. Ces évaluations permettent de repérer les tendances, telles que les activités ou évènements qui ont marqué la majorité des participants.  Par exemple, si l’équipe décide d’avoir recours au spectacle « Alimentaire, mon cher Watson ! », il sera possible de voir dans quelques années si, sur le long terme, les spectateurs pensent ou non à cette pièce comme un évènement ayant marqué leur engagement.
À ce sujet, nous considérons que l’idée de changement devrait elle-même être questionnée et non être considérée d’emblée comme positive. En effet, un changement d’attitude qui est implicitement imposé aux spectateurs, et non construit par eux, n’est pas nécessairement positif. L’idéal est que les citoyens agissent d’eux-mêmes de la manière qui leur semble la plus juste, et non parce qu’ils craignent d’être jugés s’ils se comportent autrement. Cependant, nous considérons qu’il est possible de respecter la réflexion autonome de tout un chacun tout en proposant de nouvelles idées, ou en fournissant certaines informations qui ne sont pas nécessairement connues de tous. Ne pas proposer de changement du tout peut parfois être plus néfaste que d’inviter les citoyens à certains changements d’attitude.

Conclusion

À l’instar de la campagne « Cultivons les alternatives », le spectacle « Alimentaire, mon cher Watson ! » a la volonté d’expliquer aux citoyens en quoi consistent les alternatives aux modes de production et consommation découlant du système agroalimentaire actuel ; de leur montrer que ces alternatives existent d’ores et déjà à proximité de leur lieu de vie ; de les encourager à s’engager par le biais de nouvelles habitudes de consommation… Cette pièce participative a l’avantage d’être adaptée à tout public et la forme du théâtre-action permet notamment aux spectateurs d’exprimer leurs réticences quant à un tel changement et de trouver directement des réponses à leurs questions. De manière plus générale, le recours au culturel permet aux citoyens d’exprimer le modèle de société qu’ils désirent construire.
Le théâtre-action comporte dès lors un grand potentiel de mobilisation même si, pour l’exploiter pleinement, il apparait essentiel de se questionner sur son fondement éthique : quelle légitimité ont les acteurs de la société civile pour avoir recours à un tel outil, de manière à modifier les constructions mentales des citoyens ? Nous pouvons déterminer certaines visions du monde et valeurs qu’il semble constructif de véhiculer par de tels spectacles, mais en ayant à l’esprit que la subjectivité, les spécificités culturelles et les intérêts individuels peuvent interférer dans la reconnaissance de certaines idées comme positives et d’autres non.
Dans tous les cas, il faudrait veiller à ne pas passer à côté du grand potentiel du théâtre-action qui est de générer des débats, à cause d’une volonté de communiquer un message déterminé préalablement. Il serait également intéressant de se demander comment faire en sorte que les spectacles de théâtre-action soient réellement utilisés de manière à mobiliser davantage des citoyens, et ne soient pas simplement représentés devant des personnes préalablement convaincues des messages que porte la pièce. En d’autres termes, comment générer un débat constructif et comment répondre aux besoins des citoyens par le recours au théâtre-action ?
L’importance d’avoir à l’esprit ces différents aspects de diminue pas la pertinence du théâtre-action comme outil de mobilisation, mais au contraire peut enrichir le recours à un tel outil innovant. De manière générale, à l’instar de James Thompson, nous souhaitons attirer l’attention sur la nécessité de se questionner régulièrement, non seulement sur l’approche que nous employons pour atteindre des objectifs, mais également sur ces objectifs eux-mêmes.[9. James Thompson, Op. cit., p. 25]

Bibliographie

Carole Van der Elst, L’expérience de théâtre forum au sein des JM Oxfam, décembre 2015.
Entretien avec Dumoulin Philippe, Ecaussinnes, le 21 novembre 2016.
James Thompson, Applied theatre: bewilderment and beyond, 2012.
Les dessous du théâtre-action, http://www.theatre-action.be/images/Publications/On-parle-de-nous/Les%20dessous%20du%20theatre%20action17-02.pdf, consulté le 3 janvier 2017.