Entretien avec Rebecca Thissen (CNCD-11.11.11)
À seulement quelques semaines de la prochaine conférence des parties (COP) à Glasgow et dans un contexte de crise sanitaire et économique, nous avons rencontré Rebecca Thissen, chargée de recherche en justice climatique et développement durable au CNCD. Nous l’avons interrogée sur les enjeux et défis de cette COP26, présentée par beaucoup comme « cruciale », voire « de la dernière chance », au regard de l’urgence climatique. Dans le cadre de notre campagne « let’s do it fair », une question clef était celle de la solidarité internationale, c’est-à-dire la capacité qu’auront ou non les pays développés à respecter leurs engagements envers les pays du Sud en matière d’aide climat.
Quels sont les principaux enjeux de la prochaine COP26 à Glasgow ?
C’est une COP très attendue mais aussi très particulière, du fait du report à cause de la pandémie. On est encore dans un contexte de crise économique et sanitaire. Cela pose des questions organisationnelles, notamment en termes d’inclusion et de participation des pays les plus vulnérables. C’est aussi et surtout une COP très importante car elle doit mettre en œuvre l’accord de Paris. Les attentes sont hautes en termes d’ambition : on attend que les engagements, surtout des pays développés, soient mis en œuvre. Le dernier rapport du GIEC tire une nouvelle fois la sonnette d’alarme, en rappelant que la trajectoire n’est pas la bonne. Il y a également des grands enjeux de solidarité internationale : cette COP doit concrétiser les engagements des pays développés envers les pays en voie de développement. Ce n’est pas qu’une question de charité : c’est l’une des pierres angulaires de l’accord de Paris et une question de responsabilité historique et de justice. Les attentes sur ces enjeux de financement international sont donc très hautes.
Les prénégociations ont-elles vu des avancées ?
Les négociations avancent je dirais. On a vu différents grands Etats prendre des engagements. Par exemple, les Etats-Unis de Joe Biden sont revenus dans les accords de Paris et proposent un nouveau plan climat. On a aussi vu la Chine parler de neutralité climatique en 2060, et la Corée du Sud s’engager. Les grandes puissances sont en train de se positionner. L’UE se veut figure de proue, notamment avec sa nouvelle loi Climat et son paquet « Fit for 55 ». Il y a donc une forme de course à l’ambition climatique. La question est de voir comment tout cela va être réalisé concrètement.
A quoi ces progrès sont-ils liés ? A l’accélération des évènements météorologiques extrêmes, tels qu’observés cet été par exemple ? A des facteurs géopolitiques ?
C’est selon moi un mix des deux. Il y a une prise de conscience de plus en plus claire car plus personne n’échappe au changement climatique. Les catastrophes climatiques qui nous frappent maintenant violemment et fréquemment au Nord sont une réalité depuis des décennies dans les pays du Sud. C’est pour cela qu’ils demandent plus d’ambition et des actions concrètes. Il y a aussi un nouveau positionnement géopolitique, en particulier entre la Chine, les US et l’UE, du fait notamment de nouveaux dirigeants. Mais on n’a pas encore atteint le niveau de réveil nécessaire : cela reste des engagements, qui plus est à long terme, du type 2050. Or le GIEC dit qu’il faut une réduction drastique et immédiate des émissions…
C’est donc dans la mise en œuvre concrète et à court terme que les pays sont déficients…
Tout à fait. On le voit aussi en Belgique, où l’on a du mal à se mettre d’accord sur les mesures nationales à implémenter, sur le cap à donner à l’ensemble des secteurs. Ce court-termisme et ce focus sur les prochaines élections, plutôt sur que la transition à long terme, est une réalité de beaucoup de pays malheureusement…
Quels sont les points clefs à résoudre durant la COP 26 ?
La priorité de la Grande-Bretagne, qui préside cette COP, est l’ambition. L’Accord de Paris est entré en vigueur en 2020 : à cette échéance, tous les pays devaient remettre des plans climat plus ambitieux. La pandémie a tout retardé d’un an. Mais l’enjeu politique reste de concrétiser les engagements climat. Cela devrait se traduire par une grande messe d’annonces des différents Etats en présence. Il y aussi le point du financement international : on espère des annonces beaucoup plus fortes et claires des pays les plus riches pour aider les pays pauvres. Enfin, la question de l’article 6 sur les marchés carbone est le dernier point à conclure pour finaliser le « rulebook », le règlement de mise en œuvre de l’accord de Paris.
En quoi consistent cet article 6 et ce marché carbone exactement ?
L’idée est de permettre à tout le monde d’atteindre ses objectifs climatiques. Si de très bons élèves les dépassent, ils peuvent revendre des crédits d’émissions à des élèves moins « performants » (du fait du manque d’infrastructures par exemple). Ces derniers peuvent donc racheter ces crédits pour atteindre « artificiellement » leurs objectifs. Il existe de nombreux mécanismes et méthodes de calcul. Mais ce que craignent certains Etats et ONGs, c’est en gros que ces règles, si elles sont mal ficelées, puissent vider de sa substance l’Accord de Paris. Plus concrètement, il existe par exemple des risques de double comptage (l’Etat qui vend et l’Etat qui achète comptabilisent les mêmes émissions) ou bien de violations des droits humains. Pour éviter ces derniers, il faut des balises précises en termes de consultation des populations, de droits sociaux et environnementaux ou de mécanismes de recours pour les victimes. La position de beaucoup d’acteurs sur ces questions est que tant que l’on n’arrive pas à négocier de mécanismes suffisamment robustes, il vaut mieux ne pas conclure et continuer à affiner les positions. Mais les présidences successives des COP ne l’entendent pas de cette oreille : elles mettent une pression énorme sur les différents Etats pour conclure, car elles veulent être celles ayant mis un point final au rulebook de l’Accord de Paris.
Donc en résumé, cet article 6 présente un grand potentiel mais aussi beaucoup de risques ?
Les grands défenseurs de l’Accord de Paris pensent en effet que c’est un moyen, et même peut-être la seule solution, d’arriver à maintenir le réchauffement planétaire sous les 1.5°C. C’est peut-être vrai théoriquement. Mais dans les faits, ce même mécanisme utilisé durant le protocole de Kyoto (Ndlr : précédent accord international sur le climat) a connu de nombreuses dérives.
Comment les questions de commerce sont-elles traitées dans ces négociations climatiques ? Si pas ou peu, quelles sont les raisons de cette absence ?
Paradoxalement, elles sont très peu présentes. Ce que l’on discute dans ces négociations, ce sont les objectifs communs, pas les manières de les atteindre. Il est vrai que cela devient artificiel de dissocier les deux car le commerce est intrinsèquement lié aux émissions. Le commerce s’invite un peu dans les discussions sur l’article 6, notamment en lien avec l’aviation. Mais c’est une exception. Globalement, on ne parle pas des moyens et des secteurs, idem pour l’agriculture par exemple.
De manière plus générale, quels sont les rapports de force ?
Cela dépend des dossiers. Pour les questions de financement international, l’ensemble du « Sud Global » va s’aligner sous un même drapeau (le G77 et la Chine). Sur l’article 6, ce n’est pas du tout la même configuration. Le Brésil va par exemple pousser très fort pour assouplir les règles de double comptage, ce à quoi s’opposent frontalement les Etats insulaires. Les raisons peuvent être différentes et complexes. Ces négociations internationales sont comme une énorme partie d’échecs : une dynamique sur un sujet peut résulter d’autres négociations en parallèle, sur d’autres thématiques. Les rapports de force ne sont donc pas toujours les mêmes. Mais il y a des constances. L’UE par exemple fait un bloc commun très clair, de même que les Etats insulaires ou africains.
Les pays développés ont une responsabilité historique dans le changement climatique, ce que l’on regroupe sous le concept de « responsabilités différenciées ». Leurs responsabilités liées aux « émissions importées », c’est-à-dire les émissions produites à l’étranger pour la production de biens et services importés, sont moins connues. La diplomatie climatique traite-t-elle de ces questions, notamment en termes de comptabilité ?
La question des émissions importées est un peu le « passager fantôme » des négociations. A l’heure actuelle, on comptabilise les émissions de manière territoriale. Il faut s’imaginer une « cloche » au-dessus d’un pays, et on mesure tout ce qui provient du territoire, en faisant fi des émissions délocalisées. C’est une question qui est assez récurrente mais on sent très peu d’appétit politique pour l’intégrer. Il existe des arguments comme quoi c’est difficile à calculer. D’autres questionnent la manière dont le produit est fabriqué sur place, au-delà de la seule importation. Autrement dit, que faut-il compter et comment ? Une manière de contourner le problème est d’utiliser l’approche de l’empreinte carbone, qui inclut les émissions importées. C’est une approche intéressante, et même si l’on n’arrive pas à universaliser ce système alternatif de mesure, elle peut servir comme outil de plaidoyer, pour relativiser les annonces de tel ou tel gouvernement. Mais en résumé, la prise en compte des émissions importées dans les négociations internationales n’est pas à l’ordre du jour. Même si certains acteurs telle la Suède, ou la Région Bruxelloise dans sa déclaration gouvernementale, ambitionnent de mieux la prendre en compte…
Le Fonds vert pour le climat est-il un moyen fonctionnel de compenser les risques et l’historique des émissions vis-à-vis des pays en développement ?
Le fonds vert est un instrument dépendant d’un mécanisme plus global, celui du financement climat international. Ce dernier correspond à l’engagement des pays développés envers les pays en développement de verser $100 milliards par an à partir de 2020, pour les aider à s’adapter et à se développer de manière bas carbone. A la suite de cette décision, prise durant la COP15 à Copenhague en 2009, il a été décidé de créer un méga fonds multilatéral : ce fameux fonds vert. L’idée est d’avoir un fonds unique pour le financement international. Un point positif de ce fonds est qu’il inclut l’adaptation en plus de l’atténuation, sachant que l’adaptation est souvent le parent pauvre de ce type de financements. Un autre avantage est que son conseil d’administration est constitué à part égale de pays développés et en développement. Le fonds porte également une attention aux questions de genre et à la voix des populations locales. Côté faiblesses, c’est un fonds énorme avec une gouvernance et des mécanismes très complexes. A ce stade-ci, beaucoup d’acteurs sont suspicieux quant à son efficacité et ses impacts dans les pays en développement. Au final, les ONGs se demandant si un tel mastodonte pourra remplir ses fonctions…
Le nouveau paquet climat « fit for 55 » de l’UE va-t-il dans la bonne direction ?
Au-delà du contenu, on peut déjà souligner que le paquet a été remis dans les temps, à la mi-juillet comme promis, malgré la pandémie notamment. C’est un signal fort, montrant que malgré le contexte difficile, le climat reste une priorité de cette commission (contrairement à la précédente). Sur le fond, il faut noter déjà que l’on est au début du parcours législatif, puisque le paquet doit encore être négocié avec le Parlement et le Conseil. C’est un programme gigantesque touchant à tous les secteurs économiques de l’UE. Un premier point à noter est que son ambition est trop faible puisqu’il prévoit une réduction de 55% des émissions d’ici à 2030 alors qu’il faudrait -65%. De ce point de vue, on ne peut se permettre des fausses solutions ou des artifices de comptage. Mais il y a des choses intéressantes telles que le fonds de transition juste, qui tient compte des questions de précarité énergétiques notamment. Même s’il faudrait sans doute aller plus loin et de manière plus spécifique envers les publics précarisés.
Que penser du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) par exemple ?
C’est une composante « brulante » du paquet étant donné ses implications commerciales et diplomatiques. La proposition est qu’une tarification carbone soit appliquée aux importations de l’UE, dans différents secteurs polluants tels que le ciment, l’aluminium et l’acier. Ce tarif veut refléter l’empreinte carbone des produits importés, et donc ne s’appliquerait pas dans le cas où les pays exportateurs auraient les mêmes standards climatiques que l’UE. Cela vise donc une catégorie de pays n’ayant pas les mêmes normes environnementales de produits. Le CNCD plaide pour que la proposition tienne compte de la justice climatique et n’impacte pas de manière disproportionnée les pays les plus vulnérables. Une attente était par exemple qu’il y ait une exemption pour les pays les moins avancés, ceux ayant le moins de marge budgétaire pour faire face à la crise climatique, au regard notamment du principe de responsabilité commune mais différenciée. Une autre critique est que l’ensemble des revenus de la taxe est destinée au budget européen. Nous plaidons donc pour que l’UE respecte ses engagements internationaux en termes de financement international, et verse une partie des fonds collectés aux PMA pour qu’ils rehaussent leurs normes environnementales. A noter que cette taxe est en théorie « biodégradable », puisqu’elle est vouée à disparaitre quand tout le monde aura le même niveau de normes.
En bref, quelles est la principale demande du CNCD au niveau belge avant cette COP26 ?
L’objectif pour la Belgique est très clair. Il s’agit d’adopter un nouvel engagement en matière de financement international, le précédent ayant expiré le 31 décembre 2020. Il serait triste d’arriver à Glasgow les mains vides. Et il faut un engagement beaucoup plus ambitieux que celui actuel de 50 millions d’euros par an. Cet objectif est totalement insuffisant et non audible au regard des 100 milliards promis au niveau international et de la richesse de la Belgique. Nous demandons 10 fois plus – 500 millions par an – à répartir entre le fédéral et les entités fédérées.
Patrick Veillard