Parler du féminisme dans les pays dits du Sud nous confronte rapidement à deux difficultés majeures: la première est l’incroyable diversité des pratiques et des façons de penser l’activisme des femmes qui rend impossible de concevoir le féminisme comme un phénomène homogène. La seconde est l’utilisation problématique du terme lui-même. En effet, certaines militantes du Nord estiment que la mobilisation des femmes du Sud ne correspond pas toujours à l’agenda féministe. De leur part, nombreuses femmes dans le Sud rejettent le terme féminisme, le considérant étranger à leurs préoccupations.
Or, l’on ne peut pas nier l’existence au Sud des actions et des idées imprégnées par des demandes pour une transformation sociale profonde en faveur des femmes. En fait, ces dernières décennies, grâce aux réseaux, des organisations de différents continents ont uni leurs forces et mobilisé des ressources exigeant des cadres juridiques et institutionnels, nationaux et internationaux, capables de garantir les droits des femmes.
C’est pourquoi nous allons utiliser une acception plus large du terme féminisme, conçu comme un phénomène dynamique, d’action et réflexion non seulement en termes d’équité entre femmes et hommes et élargissement des droits et opportunités individuelles; mais aussi du questionnement de tous les systèmes sociaux producteurs de subordination des femmes.
Certes, certaines féministes du Sud se sont inspirées des idées développées en Europe et aux États-Unis, mais les constructions féministes ont toujours été liées au contexte particulier de chacune de leurs régions. Nous ne parlerons donc pas d’un féminisme mais de féminismes du Sud.
Sans prétendre à l’exhaustivité, dans ce qui suit nous illustrerons quelques-unes de ces manifestations par rapport au contexte géographique qui leur donne cohérence. Mais non sans rappeler que dans tous les continents et même dans chaque pays, il existe des différences et des nuances.
Féminismes en Afrique : la difficile construction d’une conception propre du féminisme
Si sur le continent africain certains mouvements féministes ont adopté le modèle occidental (appelé par certaines « féminisme intellectuel »), le fait est que ce genre de féminisme a rencontré beaucoup de résistance de la part des hommes, mais aussi de la part de beaucoup de femmes.
Inspirées par le féminisme afro-américain, certaines auteures africaines rejettent ce féminisme qui dit « femme » mais qui ne parle que de l’expérience des femmes de la classe moyenne blanche. Ces partisanes du « féminisme populaire » appellent à la construction d’un féminisme spécifiquement africain. Pour elles, le féminisme occidental n’est pas adapté aux réalités africaines, entre autres, pour les raisons suivantes:
- L’émancipation des femmes repose sur un individualisme excessif, peu compatible avec les modèles sociaux africains où l’accent est mis sur la communauté.
- Le rôle traditionnel des femmes est radicalement rejeté. Pour les auteures du courant « Motherism » par exemple, il faut tenir compte du fait qu’en Afrique, le rôle reproductif est très valorisé. Les femmes y voient des espaces où il est possible de conquérir des parcelles de pouvoir.
- Le recours à des dichotomies binaires tels que masculin/féminin ne permettent pas de concevoir la diversité des expériences et des contextes qui définissent les féminités et les masculinités en Afrique.
- La conception occidentale suppose une séparation entre le public et le privé. Or, en Afrique, les femmes ont historiquement exercé un rôle politique de par leur appartenance à la famille, au clan ou de par leurs liens de parenté.
Le féminisme populaire souligne également l’impact de la colonisation et de la modernisation, et plus récemment des politiques de développement. En supposant que les systèmes de genre fonctionnent selon l’histoire occidentale, ils ignorent la spécificité des systèmes de genre locaux et renforcent les systèmes de domination des femmes. Par exemple, en ignorant l’importance des femmes dans la production de coton, thé, café et cacao et en supposant que leur rôle se limitait au foyer, les puissances coloniales ont créé des opportunités économiques qui profitaient davantage aux hommes. Plus récemment, en ignorant l’imbrication des différents rôles des femmes, les projets de développement ont augmenté la charge de travail des femmes dans les communautés. Ce qui fait dire à Sira Diop, féministe malienne :
Nous, nous ne brûlons pas nos soutiens-gorge. Tout ce que nous voulons, c’est un peu de temps libre.
Depuis les années 1980, le paysage organisationnel du féminisme africain est en mutation. D’un côté, avec l’émergence de nombreux groupes WID financés par la coopération internationale qui ont adapté leur approche, leur discours et leur méthodologie pour s’aligner sur ceux des bailleurs de fonds. De l’autre côté, avec l’aggravation de la situation des femmes (pauvreté, VIH, violence de genre, etc.), l’avancée d’un agenda de développement spécifique pour les femmes apparaît comme une nécessité. Le défi est de garder l’autonomie et la sensibilité vis-à-vis les spécificités africaines, et d’être en mesure de définir des priorités et un agenda propres.
En effet, alors que l’histoire du féminisme européen est liée à la lutte pour les droits de citoyenneté, en Afrique les Constitutions des Etats nouvellement indépendants garantissaient des droits politiques aux femmes, du moins formellement. D’autres questions semblent alors plus centrales: l’accès à la terre; l’éradication des violences faites aux femmes – tant dans le couple que dans l’espace publique; le viol, notamment dans les zones en guerre ; etc.
Le féminisme en Amérique latine : institutionnalisation versus autonomie
Dans cette région, l’influence du féminisme étasunien et européen est très importante. Mais, comme dans d’autres régions du Sud, le principal antécédent vient des groupes de femmes qui ont milité en faveur de changements sociaux tout au long du XXe siècle. Ainsi, par exemple, pendant la guerre froide, des groupes de femmes des classes moyennes liées aux mouvements de gauche anti-impérialiste ont joué un rôle très important en impulsant un programme de droits humains et de rejet de l’interventionnisme étasunien.
Dans les années 1980, les organisations féministes deviennent des protagonistes de la société civile, comme résultat de la logique de financement par projets. Les ONG – et avec celles des féministes- étaient responsables de la mise en œuvre de projets ciblés, dans le cadre des programmes sociaux assistentialistes et restreints, impulsés par les institutions financières internationales dans le contexte de la restructuration économique.
Parmi les réalisations de cette période se trouvent la politisation de certaines questions qui auparavant passaient inaperçues (comme la violence de genre), l’inclusion du genre dans les politiques publiques, la mise en place d’un cadre juridique et institutionnel en faveur des femmes. Néanmoins, l’accent est mis sur le sujet, l’élargissement des droits et des opportunités individuelles. Le cadre de référence est l’approche du développement humain, le modèle de croissance pro-pauvre et l’intervention sociale basée sur le « self help », impulsé par les institutions financières comme la Banque mondiale.
En parallèle, se développe une expression de l’activisme des femmes des milieux populaires, noires et indigènes, qui mènent une lutte pour des droits collectifs liés au territoire. Ces mouvements réagissent à la dévalorisation des femmes des milieux populaires et de leurs coutumes, à leur «invisibilité» politique et à la charge exagérée de travail dans les communautés.
La tension entre ces deux types de féminismes est aggravée par l’institutionnalisation croissante des années 1980, qui voit apparaître la figure de l’experte féministe, technocrate et professionnelle. Lors de la « IVème Rencontre féministe de l’Amérique latine et des Caraïbes », réalisée au Mexique en 1981, cette tension devient insupportable. Un groupe de féministes appelé «les autonomes», critique la dépendance croissante des ONG féministes dont la survie est de plus en plus liée aux opportunités de financement offertes par les institutions financières internationales. Elles questionnent en particulier le fait que l’accent mis sur les relations de pouvoir inégales entre hommes et femmes laisse de côté d’autres questions de justice sociale. Cette perspective est reflétée au niveau international par le réseau Development Alternatives with Women for a New Era (DAWN). Dans l’opinion de ses membres, la lutte principale des femmes du Tiers-Monde devrait aussi se centrer sur la satisfaction des besoins essentiels, conçus comme des droits fondamentaux. Les changements requis pour améliorer la situation des femmes ne résideraient donc pas seulement dans les relations entre les femmes et les hommes, mais dans tous les autres domaines de l’injustice qui touchent la vie des femmes.
Aujourd’hui, la continuité du modèle économique néolibéral a conduit à la réémergence du mouvement social en Amérique latine. Dans ce contexte, un dialogue intense entre le féminisme et les autres mouvements sociaux s’est mis en place. Le défi du féminisme latino-américain est donc de parvenir à une articulation des revendications féministes classiques avec d’autres questions de justice sociale qui font partie de la problématique des femmes, telles que l’impact des politiques économiques sur la vie des femmes et leur droit à une vie décente, la précarité de l’accès aux services essentiels comme l’eau, l’éducation, la santé dans un contexte de privatisation, etc.
Le féminisme asiatique et le postcolonialisme
L’une des principales manifestations du féminisme sur le continent asiatique est le féminisme indien. Nous le soulignons ici car il a beaucoup contribué à l’émergence d’un courant de pensée féministe critique très puissant: le féminisme post-colonial.
Ce courant, qui apparaît dans les années 1980, est animé par des étudiantes et universitaires féministes qui remettent en question le lien sous-jacent entre égalité de genre et modernisation dans l’analyse féministe du Nord. Elles dénoncent le discours colonial et les représentations encore vivantes dans la façon dont, dans des domaines tels que le féminisme et le développement, l’occident décrit les femmes comme des victimes passives de la tradition, de leurs communautés et de leurs maris. En conséquence, les femmes ne seront libérées que lorsque leur pays assimilera le modèle socio-économique et culturel occidental. Comme disait Gayatri Spivak:
les femmes colorées seront sauvés par les hommes blancs des hommes colorés.
Mary Nash, quant à elle, fait remarquer que les femmes des pays occidentaux n’ont pas été obligées de rejeter leur culture pour aspirer à l’égalité de genre.
Le féminisme post-colonialiste remet aussi en question la façon dont le féminisme du Nord, basé sur l’expérience des femmes blanches des classes moyennes des pays occidentaux, a tenté de définir des normes universelles et des stratégies pour toutes les femmes, quel que soit leur contexte historique et socio-économique. La voix des subalternes a été ignorée, non seulement celles des pays du Tiers-Monde mais aussi celle des minorités ethniques dans les pays industrialisés. Dans la mesure où, pour les mouvements de femmes des pays en développement les besoins fondamentaux et l’accès aux services publics sont tout aussi importants, le féminisme post-colonialiste ne considère la subordination des femmes que comme le résultat des relations inégales entre les sexes, mais aussi d’un certain nombre de facteurs qui transcendent les catégories de genre pour inclure la classe sociale, l’ethnie, l’âge, etc.
Si la subordination des femmes est profondément enracinée dans toutes les cultures, les féministes postcoloniales ne voient pas celle-ci comme un phénomène statique, mais comme un ensemble de représentations dynamiques, changeantes et contradictoires dans lesquelles les femmes, en tant qu’actrices, ont une marge de manœuvre pour impulser des changements en leur faveur.
Quelques exposantes du féminisme post-colonialiste sont: Gayatri Spivak et Chandra Mohanty Talpade (Inde), Giannina Braschi (Porto Rico), Trinh T. Minh-ha (Vietnam), Gloria Evangelina Anzaldua (Chicana des États-Unis), Anne McClintock (Zimbabwe), Sara Suleri (Pakistan), Delia Aguilar (Philippines), etc.
Le féminisme islamique
Le féminisme islamique apparaît dans les années 1980, suite à l’expérience iranienne. Ses exposantes réclament le droit à la réinterprétation des textes religieux pour faire valoir une plus grande égalité entre les sexes. Cela implique non seulement des changements au niveau du rituel religieux, mais aussi dans des domaines comme le droit pénal, la famille et les pratiques juridiques et politiques.
Á l’instar du féminisme post-colonialiste, le féminisme islamique vise à produire une conception spécifique des droits des femmes pour faire face à un discours colonialiste associé à la modernisation, la civilisation et l’occidentalisation qui marque les cultures locales du sceau de l’arriération et de la tradition.
Décrit par certains comme un mouvement des femmes ancré dans la spécificité du monde arabe, le féminisme islamique demeure très controversé: il est critiqué par ceux et celles pour qui le féminisme ne peut être que laïque et qui y voient une manipulation de la cause des femmes au profit de l’islam politique.
Phénomène universitaire au départ, le féminisme islamique a beaucoup changé depuis vingt ans: du discours savant aux mouvements sociaux; de sa formulation dans des espaces de l’Islam minoritaire ou périphérique à sa reprise dans les pays arabes par exemple. Aujourd’hui on observe de plus en plus une préoccupation pour les questions quotidiennes, sociales et personnelles, tels que des programmes orientés sur la famille, notamment ses dysfonctionnements, les conflits et la violence.
Mais ceci n’empêche pas l’action plus globale : au Maroc par exemple, la réforme du Code pénal de la famille, engagée en 2004, n’aurait pas pu se faire sans la convergence des féministes laïques et islamiques.
Source: Latte Abdallah, Stéphanie, 2010, Le féminisme islamique 20 ans après: économie d’un débat et nouveaux chantiers de recherche, in Critique Internationale, n°46, pp.9-26.
Conclusion
Aujourd’hui, il est possible de parler du féminisme du Sud dans la mesure où, tout au long de l’histoire récente, les femmes se sont organisées et mobilisées, dans divers secteurs et sur les questions qui les touchent, pour contester les postulats patriarcaux. Ces mouvements, tant pratiques que producteurs de connaissances, visent à remettre en question l’idée que les femmes sont inférieures.
Très ancrés dans l’histoire de leurs régions, c’est en s’opposant au colonialisme et à l’impérialisme que les mouvements féministes ont affirmé leur militantisme.
Bien que non dépourvus de contradictions, leur questionnement du féminisme du Nord est puissant et riche en enseignements. Les femmes du Tiers-Monde qui écrivent sur le féminisme coïncident sur l’existence de multiples formes d’oppression qui touchent les femmes et sur la nécessité d’un agenda sociopolitique spécifique pour les femmes, qui soit sensible aux spécificités de leur contexte social, économique, culturel et historique.
Finalement, elles affirment toutes que la situation des femmes n’est pas un invariant culturel. Celles-ci luttent ensemble pour arracher de nouveaux droits individuels, mais aussi collectifs, et pour mettre fin à des situations de violence et de discrimination. Les femmes du Sud, avec leur grande variété de formes et types de contestation, sont donc des actrices à part entière du changement social.
Karen Bähr Caballero (Centre d’études du développement – UCL)