L’objectif de cette analyse est d’interroger notre rôle de distributeur d’artisanat équitable. Elle invite à réfléchir à la manière dont nous avons de parler, communiquer et présenter les femmes artisanes derrière les produits que nous vendons. Elle se penche également sur l’influence que peut constituer notre consommation sur la conception et le marketing des produits que nous vendons, et propose des outils à notre disposition pour approfondir ces réflexions en passant à l’action.
Sur le marché globalisé dans lequel nos échanges économiques s’opèrent, un objet prend de la valeur au plus il y a d’intermédiaires et/ou au plus il est transformé – c’est la fameuse « valeur ajoutée ». C’est aussi pour cela que de plus en plus de grands distributeurs désirent réduire leurs intermédiaires afin de créer des chaines de valeur plus directes, ce qui permet d’en augmenter le contrôle (et parfois, de générer plus d’opacité). Dans le secteur du commerce équitable, les intermédiaires sont minimes, et un maximum d’achat se fait de la manière la plus directe possible entre nos partenaires de commerce équitable et les distributeurs (comme Oxfam-Magasins du monde). Cependant, comme dans le commerce conventionnel, il existe des rapports de pouvoirs entre distributeurs et entreprises ou organisations d’artisan∙e∙s. Si l’objectif du commerce équitable est de prendre conscience et de changer ses rapports de pouvoir, il est nécessaire de remettre en question et d’analyser nos propres biais afin de pouvoir s’améliorer en continu.
Quelles sont donc les influences et les rapports de pouvoir entre les organisations distributrices d’artisanat (comme Oxfam-Magasins du monde par exemple, mais pas que), la clientèle occidentale et les femmes artisanes ? Comment représentons-nous les femmes artisanes dans nos communications marketing ? Le design peut-il être une solution à l’augmentation des revenus des femmes artisanes ?
Comment parler de nos produits et des femmes qui les fabriquent ?
Deux aspects seront abordés dans cette partie. Le premier, la représentation des femmes artisanes dans les communications des organisations distributrices d’artisanat équitable et/ou de produits éthiques. Le second, sur l’utilisation des valeurs comme le féminisme pour vendre de l’artisanat et créer une entreprise attachée à ces valeurs. Les ressources utilisées ne s’attachent pas systématiquement à des organisations de commerce équitable, ce qui permet aussi de s’inspirer d’autres types d’entreprises, et de manière de faire. De plus il existe peu d’études ou d’analyses à propos de la communication digitale des marques éthiques ou équitables. En revanche toutes analysent la vente de produits artisanaux en occident, avec donc un référentiel de clientèle occidentale, qui nous intéresse particulièrement.
Aborder la question de la représentation des femmes artisanes des Suds dans le marketing occidental c’est aussi aborder la question du féminisme néo-libéral, et de la place des femmes dans les politiques de développement. Comme nous l’avons mentionné dans une précédente analyse, cette place détermine aussi la manière dont les organisations revendeuses vont présenter et parler de ces femmes.
Pour étayer notre argument, nous nous baserons sur l’étude d’Alessandra Costagliola, chercheuse à l’université de Westminster à Londres. Alessandra Costagliola a passé en revue plus de 300 images sur le réseau social Instagram de trois marques d’artisanat capitaliste dites « conscientes »[1] – mais qu’elle ne nommera pas dans son étude – pour observer comment les images de ces femmes dites « en développement aux Suds » devenaient elles-mêmes des marchandises[2]. Pour rappel, les 50 dernières années des stratégies de développement se sont axées sur la rentabilité économique des femmes et les opportunités pour elles à générer des revenus supplémentaires et/ou à rejoindre une activité salariée, tout ceci en invisibilisant le travail domestique et de soin, qui ne disparait pas, mais qui n’est pas pris en compte dans le calcul de la croissance économique. C’est en partie une vision féministe néo-libérale (la femme est seule responsable de son empouvoirement économique et doit trouver son émancipation à travers le marché – pour résumer grossièrement) qui est donc diluée dans les stratégies de développement. C’est ainsi que les valeurs du féminisme libéral peuvent se retrouver liées à celle de la figure du « consomm’acteur » occidental : « la marque capitaliste consciente fait en sorte qu’un achat auprès de la marque ne concerne pas seulement la marchandise elle-même (c’est-à-dire le produit artisanal), mais la manière dont l’achat de ce produit symbolise l’avancement du développement et de l’agence économique de la travailleuse »[3]. A travers les résultats de sa recherche, Alessandra Costagliola observe un certain nombre de critères qui confirment les biais de représentation de la marchandise et de son artisane. A savoir, l’image de l’ « artisane heureuse », de « l’artisane mère », l’utilisation de hashtags (mots clés) comme « empowerment / girlboss », la représentation de la « tradition », et la fragmentation des corps. Même si cette approche part d’une ambition louable de défétichisation[4] des marchandises, c’est-à-dire représenter le travail et les personnes derrière la production de ces marchandises, la manière dont cette représentation est opérée par les marques capitalistes conscientes « reste fidèle à la méthode traditionnelle de représentation des définitions occidentales du progrès et du développement « qui perpétuent l’héritage du colonialisme » »[5]. L’objectif est de créer du lien et en particulier des liens de solidarité en le Nord et le Sud, et de permettre à la clientèle occidentale de remettre en cause les principes du commerce conventionnel (dans la lignée du concept de « consomm’acteur »). Toutefois, cette approche est critiquée car elle reste illusoire par rapport aux enjeux d’inégalités et de conditions qui sous-tendent cette relation clientèle-producteur/rice. « En effet, ce que le consommateur achète, c’est le moyen par lequel la productrice parvient à s’autonomiser, plutôt que la marchandise elle-même. C’est la fonctionnalité de son corps et son utilisation dans des actes de travail qui désignent le corps de la femme du « monde en développement » comme un site de développement sous le regard unilatéral du spectateur occidental. »[6] explique Alessandra Costagliola.
L’autrice revient également sur différents travaux de recherche qui ont mis en exergue les représentations des « producteurs/rices joyeux∙euses ». Souriant∙e∙s et engagé∙e∙s dans des activités manuelles (souvent en rapport avec le produit cultivé ou fabriqué), et/ou satisfait∙e∙s de ce que la vie leur fournit, de leurs conditions. En ce qui concerne spécifiquement la représentation des femmes, elles sont présentes en tant que mères, et artisanes ou productrices : ce qui rend leur travail domestique invisible. Encore une fois, ce choix de représentation centré sur l’autonomisation économique par le travail perpétue une vision euro centrique de l’empouvoirement des femmes, dont le but ultime serait « d’atteindre l’équilibre heureux entre travail et famille »[7]. C’est-à-dire que la femme artisane ou productrice « n’a plus besoin d’être sauvée, elle peut « se sauver elle-même » grâce à son travail sur le marché du travail formel – une notion qui est soutenue dans la mesure où l’entreprise occidentale qui offre l’emploi et le consommateur occidental qui achète les produits artisanaux agissent comme des intermédiaires dans cet échange capitaliste. »[8]
C’est à travers l’analyse critique de nos représentations que nous pouvons détecter ses biais et en particulier l’infiltration ou la récupération de l’idéologie féministe néolibérale par le capitalisme et les grandes institutions multilatérales de développement. Selon l’autrice Catherine Rottenberg, le féminisme néolibéral, qui encourage les femmes à se concentrer sur elles-mêmes et à assumer la pleine responsabilité de leur bien-être et de leurs aspirations, peut plus facilement être popularisé, diffusé et vendu sur le marché. Malgré le fait que le féminisme néolibéral reconnaisse que l’écart salarial entre les femmes et les hommes et que le harcèlement sexuel soient des signes d’inégalité persistante, il ne propose aucune solution de remise en cause des fondements structurels et économiques de ces phénomènes[9]. « Le féminisme néolibéral s’adresse en fin de compte aux classes moyennes et supérieures, ce qui a pour effet d’occulter la grande majorité des femmes. Et comme il est fondé sur un calcul de marché, il ne s’intéresse pas à la justice sociale ou à la mobilisation de masse. »[10]
Faut-il donc forcément se placer en opposition au marketing capitaliste qui fétichise la marchandise, en promouvant un commerce équitable à travers un discours publicitaire basé sur le « réel » et « l’authentique », tel que nous, clientèle et distributeur occidental le percevons ? C’est la question que pose la chercheuse Micky Lee dans son enquête à propos des campagnes publicitaires réalisées par la marque de mode American Apparel – qui se positionne comme une marque de fast-fashion sans exploitation – et l’organisation de commerce équitable Ten Thousand Villages aux Etats Unis. En prenant l’exemple des images de Ten Thousand Villages, la chercheuse décrit une femme artisane d’Inde, qui pose avec un certain nombre d’objets d’artisanat, dont ceux qu’elle a à priori produit (selon la communication de l’entreprise). Elle observe que « les marchandises n’ajoutent pas de signification à l’image de l’artisane autant que l’image de l’artisane ajoute des significations aux marchandises. »[11]. Si l’on place le commerce équitable et les marques dites « capitalistes éthiques » dans la société de consommation, l’autrice explique « les marchandises sont produites non pas pour répondre aux besoins des êtres humains, mais pour répondre à la nécessité de faire circuler le capital. Face à la surabondance de marchandises sur le marché, les spécialistes du marketing doivent élaborer des stratégies pour différencier une marchandise d’une autre et déterminer les groupes de consommateurs à cibler. »[12] A la racine de la motivation à l’achat d’un produit de commerce équitable, le sens de la justice, et un acte engagé qui s’intègre dans le « consumérisme politique ». Cependant, Micky Lee défend que les actes de consommation ne permettent pas à eux seuls de transformer les relations sociales et de remettre en cause la répartition inégale des richesses. Au contraire, la consommation reproduit les relations sociales constituées par le genre et la race.[13] Ces deux recherches nous invitent ainsi à repenser nos objectifs de communication ainsi que les messages que nous choisissons de faire passer à notre clientèle.
Dans le marketing de l’empouvoirement des femmes, il nous a paru intéressant d’aborder l’utilisation du féminisme à des fins de ventes d’objets artisanaux. Il ne s’agirait pas là de feminism-washing mais plutôt de production d’objets à des fins de « militance » féministe. Si cette question pose éminemment la question du design que nous aborderons plus bas, nous nous intéresserons ici aux femmes artisanes qui déclarent leur entreprise et leurs productions comme féministes. Pour éclairer cette réflexion nous nous baserons sur le travail de Johanna Lauri, de l’université de Umeå en Suède, qui s’est entretenue avec des femmes artisanes suédoises qui s’auto-proclament féministes, et qui en tirent profit (un revenu) au sein de leurs petites entreprises.
Johanna Lauri rend compte de l’appropriation du féminisme par les artisanes[14] à travers le design de leurs productions, la plupart des bijoux, ou des vêtements, des impressions/posters, toutes avec des messages féministes. Elle questionne la fusion entre le féminisme et l’entreprenariat et cherche à comprendre pourquoi ces femmes entrepreneures féministes considèrent-elles que l’entreprise est une bonne stratégie pour l’action féministe et comment utilisent-elles le marché comme lieu d’action féministe ?[15]
En utilisant la rhétorique néolibérale (idéaux d’individualité, esprit d’entreprise et autonomisation par le travail) et les valeurs du féminisme néolibéral vues plus haut, on s’aperçoit que « les frontières qui séparent les entreprises du changement social sont devenues floues. Cela est bien illustré par la croissance de la consommation éthique, de l’activisme en faveur des produits de base ». Couplée à la visibilité offerte par les réseaux sociaux comme Instagram, Johanna Lauri observe un cercle vertueux de croissance pour les messages et objets féministes vendus : plus les messages féministes qu’elle appelle « populaires » sont visibles, plus ils gagnent en popularité, et sont donc repris par les utilisateurs/rices etc…. Une partie des femmes interviewées considèrent la visibilité de leurs messages comme une action. Pour elles, « La visibilité est la clé pour être entendue ». Dans une économie de la visibilité, la visibilité en tant que telle n’est pas porteuse de politique ; c’est la marchandise qui devient la politique, en conclut Johanna Lauri. Au-delà de la visibilité sur les réseaux sociaux, la chercheuse observe que porter les marchandises crées par ces femmes leur donne un sentiment de sécurité, d’appartenance, de sororité et d’empouvoirement. Arborer les messages féministes qu’elles produisent dans leur quotidien rend encore plus leur message visible, et permet parfois de générer des conversations ou d’affirmer leur militance, même si celle-là se joue à travers leur entreprise et leur production économique (et moins au travers d’actions collectives et politiques). Du côté de l’environnement économique dans lequel ces femmes artisanes évoluent, elles contournent les questions de concurrence par le biais de la sororité – en se basant sur la confiance mutuelle et le respect des productions de chacune. Cependant la majorité des femmes interviewées gèrent cette question de la compétition entre leurs entreprises avec ambivalence. Pour elles, compétition économique ne rime pas avec leurs valeurs féministes. A propos de leurs productions (accès aux matières premières par exemple), elles s’accordent sur le fait qu’avoir une entreprise féministe équivaut d’office à des pratiques éthiques sociales et environnementales en matière d’achat. En revanche, il existe une tension entre les valeurs féministes et la génération de profits. Les artisanes expriment ressentir une crainte d’être accusées de se servir du féminisme pour faire profit ou augmenter leurs ventes[16]. Une stratégie développée pour apaiser cette tension est que certaines reversent une partie de leur profit à des associations qui luttent pour le droit des femmes. La réalisation de profits est aussi transformée en un discours féministe sur l’égalité des salaires : les artisanes expliquent en effet qu’elles sont en droit de demander un salaire pour leur travail et appellent les femmes de leur entourage à faire tout autant.
Selon Johanna Lauri, toutes ces négociations et réconciliations entre féminisme et business produisent « un sujet féministe qui est individuel, visible, riche et entreprenant et qui ne remet pas en question les structures économiques ou les conditions d’accès aux ressources. En outre, le féminisme d’entreprise s’appuie sur les plateformes de médias sociaux capitalistes et participe à leur maintien par le biais d’une « économie de la visibilité » et, en tant que tel, il implique une lutte pour la visibilité et donc pour l’espace et le pouvoir. À mesure que le féminisme d’entreprise devient de plus en plus visible, d’autres versions du féminisme auront plus de mal à s’épanouir. »[17]
Ce que l’étude de Johanna Lauri permet de mettre en valeur est à quel point notre vision de l’économie et du féminisme peut être infusée par l’idéologie néolibérale, et que celle-là même est la source de la manière dont nous communiquons – de manière inconsciente ou non. Le féminisme peut être source d’empouvoirement et de proposition de nouvelle manière de faire du commerce, preuve en est les valeurs d’éthiques développées par les femmes artisanes suédoises comme inséparables de leurs valeurs féministes.
Quelle influence a notre consommation sur le travail ou la conception des produits ?
La manière dont nous consommons de l’artisanat (et tout autre type de produits, alimentaires ou matériels) est influencée par tout un tas de règles, normes et concepts, que les Etats, empires ou civilisations les plus riches et dominant∙e∙s ont mis en œuvre depuis des siècles. A l’heure actuelle, les politiques (injustes) de commerce international, le rythme du commerce, la consommation capitaliste, la tendance, le design, le colonialisme et le patriarcat en sont quelques-uns… En tant que population avec le plus de pouvoir d’achat et le plus haut niveau de vie (qui pour rappel est incompatible avec les ambitions de changement climatique), la clientèle occidentale a un impact déterminant sur la conception et la production des produits artisanaux des pays des Suds.
Myriem Naji en fait état dans son étude sur la fabrication des tapis marocain par les femmes du Siroua (sud du Maroc). Elle y explique que les tapis, exclusivement produits par des femmes, sont pourtant mis sur le marché par des hommes, et élevés au rang d’œuvre d’art pour la clientèle occidentale tout en occultant les tisseuses. « La construction de la valeur [artistique] des tapis va de pair avec une occultation des tisseuses qui permet aux marchands d’exploiter les inégalités en termes social, ethnique et de genre »[18]. L’influence de la consommation occidentale des tapis marocain, fortement marquée par l’héritage colonial contribue à ce que « les tisseuses de Siroua représentent l’archétype de la femme artiste qui, du fait de son sexe, se trouve exclue de la sphère publique et commerciale, rarement reconnue en tant qu’artiste et moins bien rémunérée qu’un homme »[19].
L’influence de la consommation occidentale sur la chaine de production de l’artisanat est aussi décryptée dans l’analyse féministe des chaines de productions proposées par Priti Ramamurthy. Dans son retour critique sur la chemise « Madras » produite en Inde pour de la consommation Etats-Unienne elle explique qu’étudier la consommation, en plus des mécanismes de production en tant que phénomènes complémentaires et genrés, est nécessaire pour « déterminer comment les marchandises relient les gens dans des endroits éloignés et leur permettent d’imaginer et de jouer leur place dans le monde. » Elle donne l’exemple de « Mudaliar », l’artisan Indien qui file la chemise Madras, en précisant que « La consommation métropolitaine produit des identités globales non seulement pour les consommateurs du Nord, mais aussi pour les producteurs du Sud ; c’est pourquoi « Mudaliar » ne se contente pas de revêtir lui-même le tissu, mais […] il exprime sa fierté à l’égard de son tissu et imagine sa place dans le monde par le biais de sa consommation. » [20]
L’analyse féministe des chaînes de production est un outil intéressant pour comprendre les enjeux de la consommation et l’impact qu’ils peuvent avoir sur les représentations que nous créons des produits que nous vendons. Cette méthode d’analyse « souligne l’importance de comprendre les représentations du lieu et de l’espace reliant des mondes inégaux, et pas seulement le flux de capitaux et de marchandises qui traversent les frontières nationales. »[21]
Des outils à notre disposition : notre campagne et ses limites
En 2016, notre campagne s’est basée sur les résultats de notre étude et sur un partenariat avec Sasha et Tara, deux organisations de commerce équitable en Inde pour aborder la thématique de l’empouvoirement des femmes à travers le travail décent. Des problématiques locales en Belgique et en Inde. La campagne devait faire écho à l’agenda féministe belge d’un côté, et à l’agenda féministe indien de l’autre. Des activités de mobilisation, de sensibilisation et de plaidoyer ont donc été développées et déclinées pour chaque contexte tout au long de l’année 2016.
En 2021, un travail critique de notre dossier pédagogique de campagne a été effectué par une étudiante en Gender Studies, Solenne Fierens. Son travail à postériori de la campagne permet de dégager des pistes d’amélioration et de remises en question de nos représentations et positionnement. Parmi les critiques qu’elle formule, l’utilisation de vocabulaire proche d’une vision néolibérale de l’empouvoirement des femmes. Elle souligne particulièrement l’usage des mots « combattantes » et « success story » lorsque le parcours des femmes indiennes sont présentés, et conclut que par ces choix éditoriaux, Oxfam-Magasins du monde défend donc l’idée de la « self-made woman » qui peut s’émanciper si elle fait preuve de suffisamment de volonté et de motivation. L’autrice note également que la situation économique des femmes indiennes est moins mise en perspective par rapport à la situation économique des femmes belges. Ce qui témoigne dans le dossier d’une inégalité de représentation et pourrait faire croire que la situation des femmes belge sur le marché du travail est influencée par une conjoncture macro-économique, alors qu’en Inde elle ne le serait pas. Cet argument est compréhensible, toutefois l’étude à propos des inégalités de genre publiée en parallèle du dossier fait état dans une plus large mesure de la situation économique de l’Inde et des rapports Nord-Sud, qui influent fortement sur l’accès aux ressources des femmes en Inde.
Enfin, la critique porte sur la culturalisation des inégalités de genre, c’est-à-dire le fait d’expliquer les inégalités de genre par le biais de la « culture » du pays en question. Dans le dossier de campagne, l’autrice relève plusieurs exemples comme celui de parler de violences domestiques en Inde, mais de ne pas les aborder en Belgique, ou de qualifier les combats féministes Belge comme ancien, comparé aux femmes indiennes interviewées qui témoignent d’une « nouvelle conscience de leurs droits » – quand bien même les mouvements féministes indiens existent depuis fort longtemps. Ces quelques exemples disséminés dans le dossier contribuent donc, comme le nomme l’autrice, à maintenir une vision coloniale du sujet, à dépolitiser les enjeux des inégalités de genre et de ne pas aborder les racines des inégalités.
Malgré des propos nuancés et plus politisés dans l’étude qui a permis de préparer ce dossier de campagne, il est intéressant de s’appuyer sur ce que l’utilisation de nos mots et nos images peut générer auprès d’un public averti (en l’occurrence ici une étudiante spécialisée en études de genre). Il est d’autant plus intéressant de prendre en compte cette critique que nos messages sont peut-être sources d’incohérence avec nos objectifs de sensibilisation ou de positionnement féministe et décolonial. Apprendre de ces retours et analyses est essentiel pour préparer de futures campagnes et aborder ces sujets complexes de la manière la moins réductrice possible.
Le design pour valoriser l’artisanat et s’adapter au marché
Pour revenir à l’artisanat et aux opportunités de développement de marché, nous finirons cette partie par le sujet du design comme outil pour valoriser l’artisanat et s’adapter au marché. Une solution envisagée pour rapprocher la clientèle des artisanes. Mais comment ? Surtout, comment développer des parts de marché pour les artisanes sans rejouer des mécanismes de domination occidentale sur les savoir-faire des pays des Suds ? Si comme dans les produits alimentaires, on considère le design comme une « valeur ajoutée » ou une « transformation » du produit, comment le prix serait-il affecté et à qui iraient les gains ? Quelle serait la place de la créativité des artisanes si les produits sont dessinés et conçus en Europe pour la clientèle occidentale ? Y aurait-il un risque accru de dépendance vis-à-vis des distributeurs ?
Dans la mouvance de l’éco-conception, certains produits pourraient être redessinés pour gagner en éco-efficacité[22], praticité, durabilité. D’autres pourraient être entièrement reconçus dans optiques plus environnementales (réduction de l’empreinte carbone, durabilité, usage etc). Le design est un instrument au service des artisan∙e∙s pour développer des produits selon des attentes de clientèle (esthétisme, praticité) mais aussi selon des valeurs précises (lien avec l’environnement, le climat ou la préservation des ressources par exemple). Le design peut même être mis au service de la vente de valeurs ou des symboles comme le féminisme, comme observé dans l’étude de Johanna Lauri[23]. Par le biais des produits reprenant des designs de valeurs féministes, les artisanes vendent aussi leur vision du féminisme.
Oxfam-Magasins du monde a déjà exploré cette thématique du design lié à l’artisanat et comment il peut être vecteur de développement de part de marché. Interrogeant les rapports de pouvoir, cette étude propose d’utiliser le design à des fins de co-conception des produits. Historiquement, si les deux métiers se ressemblent, le design a rapidement été mis au service de l’innovation technologique et du « progrès », en permettant de penser et faciliter la production de masse d’objets. Le design est ainsi davantage centré sur l’humain, que sur l’humain ou ses besoins, et peut donc être utilisé à des fins de création de besoins de consommation supplémentaires[24]. Toutefois, il existe d’autres mouvances dans le milieu du design qui proposent des visions alternatives : le design participatif, ou le co-design en sont des exemples. « Ces alternatives proposent d’autres manières de concevoir que celles héritées de la tradition industrielle, pour participer à la conception d’une société plus juste, plus égalitaire. Elles pratiquent un design engagé, davantage centré sur l’humain que sur le marché ». Elles permettent aussi de réinventer les relations entre designer, usagers concernés et les personnes qui fabriquent ces objets. Les personnes expertes en design (dans le sens de la connaissance des matières et de leur transformation) peuvent ainsi renforcer la créativité des artisan∙e∙s et proposer des formes de collaboration pour mieux redessiner l’objet ensemble tout en y alliant le savoir-faire local. Les défendeurs de cette idée mettent tout de même en garde contre une vision humanitaire et paternaliste du design participatif et invitent à penser ces démarches de manière critique. Au sein du commerce équitable plusieurs approches ont été développées davantage orientée sur des commandes externes de designer occidentaux pour des entreprises d’artisanat. « En effet, sur commande et conseils des designers, les partenaires produisaient de nouveaux produits, sans pour autant gagner en autonomie dans la compréhension du fonctionnement du marché et dans leur capacité à mieux appréhender ses évolutions. »[25]. La conclusion de différents travaux de recherches sur la question permet à l’autrice de conclure que « La compréhension politico-économique des contextes dans lesquels les personnes sont immergées est une condition nécessaire pour que les processus de design centrés sur l’humain aboutissent à la construction de solutions allant vers une plus grande justice sociale et économique. »[26]
Sur l’appui d’un cas pratique réalisé auprès de l’organisation de commerce équitable Aj Quen située au Guatemala[27], l’étude observe plusieurs choses. D’abord, qu’à la suite des ateliers participatifs « les artisanes ont aujourd’hui une compréhension renforcée de la chaîne de valeur artisanale et des marchés, et sont en mesure de poursuivre de manière autonome la démarche de design pour gagner en autonomie économique. Elles sont en capacité d’explorer de nouvelles formes et usages de produits, dans différentes déclinaisons de prix, pour les proposer à une clientèle actuelle ou potentielle (tout du moins à l’échelle de leur ville), indépendamment et en complément de la gestion commerciale d’Aj Quen. »[28]. Ensuite que « le dialogue entre communautés artisanes et designers peut avoir lieu à condition que ces derniers se positionnent comme des pairs, des agitateurs de savoir-faire et des passeurs de savoirs nouveaux (notamment entre culture traditionnelle et tendances de marchés), pour une plus grande autonomie des acteurs impliqués. »[29]
Avec une approche participative le design peut donc renforcer les opportunités de débouchés économiques pour les artisanes et leurs organisations, mais aussi donner d’autres clés à la clientèle occidentale pour consommer des objets d’artisanats qui restent authentiques, sans chercher à les fondre à la représentation qu’elle se fait de l’artisanat guatémaltèque. Toutefois, l’étude fait tout de même état de critères de produits demandés par le distributeur de CE (ici, Oxfam Magasins du monde), à savoir que les produits soient porteurs de l’identité guatémaltèque, contemporains, fonctionnels, économiques. Le prix semble rester un critère majeur dans la conception. Ces critères sont posés car ils répondraient à ce que souhaite la clientèle belge. Néanmoins, à l’heure actuelle Oxfam-Magasins du monde ne dispose pas de données suffisantes pour établir clairement qui est sa clientèle et à quel public cible précis nous nous adressons. Enfin, proposer une nouvelle manière de designer certains produits serait d’autant plus judicieux et réussi si les lignes de produits sont accompagnées d’un storytelling puissant permettant à la clientèle de comprendre les symboles et la pensée derrière le design de leur (futur) objet.
Conclusion
Les cas d’études abordés tout au long de cette analyse répondent à plusieurs questions et proposent des outils relatifs à l’empouvoirement des femmes à travers l’artisanat, et aux rapports de pouvoir existants entre distributeurs de commerce équitable et artisanes.
Connaitre et comprendre ces enjeux permettrait également de communiquer autour des produits et des personnes qui les fabriquent de manière plus transparente et intellectuellement nuancée afin de sensibiliser la clientèle occidentale à un autre type de représentation et de rapport à la consommation – un des objectifs du commerce équitable !
L’utilisation des valeurs du féminisme et de l’empouvoirement des femmes artisanes à des fins de vente doit être faite avec nuance : il s’agit d’opérer un travail profond et transversal sur les valeurs de l’organisation, et de communiquer de manière à ce que la communication reflète ces valeurs. Par exemple, au sein d’Oxfam-Magasins du monde, il serait intéressant de positionner notre stratégie commerciale en fonction de nos valeurs féministes, et de lier la communication à ces valeurs. L’objectif serait de refléter dans notre communication nos valeurs transversales et systémiques liées à l’environnement, le genre, et la théorie du Donut.
Enfin, le design ouvre une voie vers une collaboration avec nos partenaires de commerce équitable, à condition que cette démarche soit participative. Cet exercice à refaire pourrait également nous inciter à mieux connaître notre clientèle et améliorer notre storytelling autour des produits que nous proposons. Ceci servirait également nos objectifs de sensibilisation et d’éducation à une consommation durable et une société plus juste.
Pauline Grégoire
BIBLIOGRAPHIE
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Notes
[1] Pour l’autrice, le capitalisme conscient désigne les entreprises et les marques qui accordent la priorité à l’éthique de la chaîne d’approvisionnement et aux droits des travailleurs, de sorte que cette transparence est souvent illustrée dans les médias et les communications marketing.
[2] Alessandra Costagliola, « ‘Allow Her to Flourish and Grow’: Commodifying Gendered Handicraft Labour in Conscious Capitalist Brand Imagery on Instagram », Third World Quarterly 44, no 6 (3 juin 2023): 1288‑1305, https://doi.org/10.1080/01436597.2023.2179983.
[3] Costagliola.
[4] La fétichisation de la marchandise, théorisée par Karl Marx signifie que dans le capitalisme, les objets que nous achetons semblent avoir une valeur mystérieuse en dehors du travail humain qui les a créés. Cela cache les relations sociales derrière la production et crée l’impression que les marchandises ont une valeur intrinsèque, alors qu’elles tirent leur valeur du travail des gens.
[5] Costagliola, « ‘Allow Her to Flourish and Grow’ ».
[6] Costagliola.
[7] Costagliola.
[8] Costagliola.
[9] Catherine Rottenberg, « How Neoliberalism Colonised Feminism – and What You Can Do about It », The Conversation, 23 mai 2018, http://theconversation.com/how-neoliberalism-colonised-feminism-and-what-you-can-do-about-it-94856.
[10] Rottenberg.
[11] Micky Lee, « Mediating Women Workers in Fair Trade and Sweatfree Production », Feminist Media Studies 12, no 2 (1 juin 2012): 306‑9, https://doi.org/10.1080/14680777.2012.670002.
[12] Lee.
[13] Lee.
[14] L’enquête a été menée sur 10 femmes agées de 20 à 40 ans qui s’auto-proclamant (elles et leurs entreprises) féministes. Elles ont aussi été sélectionnées en fonction de leur volonté de créer un changement social à travers leur entreprise.
[15] Johanna Lauri, « Feminism Means Business: Business Feminism, Sisterhood and Visibility », NORA – Nordic Journal of Feminist and Gender Research 29, no 2 (3 avril 2021): 83‑95, https://doi.org/10.1080/08038740.2021.1877193.
[16] Lauri.
[17] Lauri.
[18] Myriem Naji, « Valeur des tapis marocains : entre productrices d’artisanat et marchands d’art », Cahiers du Genre 43, no 2 (2007): 95‑111, https://doi.org/10.3917/cdge.043.0095.
[19] Naji.
[20] Priti Ramamurthy, « Why Is Buying a “Madras” Cotton Shirt a Political Act? A Feminist Commodity Chain Analysis », Feminist Studies 30, no 3 (2004): 734‑69, https://doi.org/10.2307/20458998.
[21] Ramamurthy.
[22] Oluwayemisi Adebola Oyekunle et Mziwoxolo Sirayi, « The Role of Design in Sustainable Development of Handicraft Industries », African Journal of Science, Technology, Innovation and Development 10, no 4 (7 juin 2018): 381‑88, https://doi.org/10.1080/20421338.2018.1461968.
[23] Lauri, « Feminism Means Business: Business Feminism, Sisterhood and Visibility ».
[24] Estelle Vanwambeke, « ARTISANATS, POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT ET COMMERCE ÉQUITABLE : DÉFIS ET PERSPECTIVES PAR LE PRISME DU DESIGN » (Oxfam-Magasins du monde, 2017), https://oxfammagasinsdumonde.be/content/uploads/2021/02/Etude_Defis-artisanats-et-commerce-equitable-par-le-prisme-du-design_Estelle-Vanwambeke.pdf.
[25] Vanwambeke.
[26] Vanwambeke.
[27] Ce cas pratique a été élaboré avec Oxfam Magasins du monde, Aj Quen et Maria José Saenz, designeuse Guatemaltèque, selon une approche de design participatif.
[28] Vanwambeke, « ARTISANATS, POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT ET COMMERCE ÉQUITABLE : DÉFIS ET PERSPECTIVES PAR LE PRISME DU DESIGN ».
[29] Vanwambeke.