À l’heure où le désenchantement politique et la montée du populisme gagnent du terrain en Europe occidentale, notamment suite au choc des attentats et à l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis, il est urgent de retrouver de nouvelles formes de militance, capables de mobiliser les forces progressistes. C’est ce qu’ont réussi certains mouvements citoyens d’Afrique francophone. Dans la première partie de cette analyse, nous étudierons les caractéristiques de ces mouvements africains et les conditions de leur succès. Dans une seconde partie, nous essayerons d’analyser les limites de ces mouvements.
PREMIÈRE PARTIE : Comment ont émergé les nouvelles mobilisations citoyennes en Afrique francophone et quelles sont leurs caractéristiques ?
Depuis quelques années, des mouvements citoyens comme « Y’en a marre » au Sénégal, « Balai citoyen » au Burkina Faso, « Filimbi » en RDC ou « Iyina » au Tchad montrent l’exemple d’une jeunesse courageuse, prête à dénoncer les abus de pouvoirs autoritaires et à militer en faveur de la démocratie, malgré les dangers. Ces mouvements ont été entendus et soutenus par une grande partie de la population, principalement chez les jeunes mais également auprès d’un public plus large. Ils parviennent à se faire connaître grâce à l’utilisation des réseaux sociaux (Facebook et Twitter) et à des actions médiatiques originales. Leur particularité ? Ils ne sont pas liés à des structures organisées telles qu’ONGs, partis politiques, syndicats mais portés par de simples citoyens, souvent des jeunes bien éduqués.
« Il y a un vrai effet générationnel, analyse Séverine Awenengo Dalberto, historienne française à l’Institut des mondes africains. La grande majorité des membres de ces mouvements sont des gens jeunes ou au moins considérés comme tel, car certains, dont plusieurs leaders, ont la petite quarantaine. » [1. Citation tirée de l’article « « Y’en a marre », « Balai citoyen », « Filimbi »… : l’essor des sentinelles de la démocratie », Jeune Afrique, mars 2015.]
Certains mouvements sont portés par des personnalités connues : au Sénégal, les rappeurs Thiat et Kilifeu du groupe Keur Gui figurent parmi les fondateurs de Y’en a marre ; au Burkina Faso, ce sont le rappeur Smockey et le reggaeman Sam’s K le Jah qui ont fondé « Balai citoyen ». La popularité de ces artistes a permis d’accroître leur audience auprès d’un large public. Mais des figures intellectuelles, comme le journaliste Fadel Barro pour Y’en a marre ou l’avocat Me Guy Hervé Kam pour le Balai citoyen, ont également rejoint le mouvement.
Ces mouvements sont tous nés en opposition à des pouvoirs autoritaires et corrompus. Avec des images et des slogans forts, ils ont redonné l’espoir à des milliers de jeunes qui ne se reconnaissent plus dans leurs dirigeants politiques. Au Burkina Faso, en octobre 2014, le Balai Citoyen a réussi l’exploit de provoquer la chute du président Blaise Compaoré alors qu’il voulait changer la constitution afin de pouvoir briguer un nouveau mandat. En décembre 2015, le Balai Citoyen parvient à mobiliser une immense foule dans la rue afin de s’opposer au coup d’Etat mené par l’ancienne garde présidentielle de Compaoré. Cette mobilisation n’est pas sans risque : au lendemain du coup d’état, le rappeur Smockey a vu son studio bombardé au lance-roquettes par des miliciens de la garde présidentielle… Heureusement, sa famille et lui n’étaient pas présents au moment des faits.
Le panafricanisme[2. Le panafricanisme est défini comme « le mouvement politique et culturel qui considère l’Afrique, les Africains et les descendants d’Africains, hors d’Afrique, comme un seul ensemble visant à régénérer et unifier l’Afrique, ainsi qu’à encourager un sentiment de solidarité entre les populations du monde africain. Le panafricanisme glorifie le passé de l’Afrique et inculque la fierté par les valeurs africaines. ». Définition tirée du mémoire de Jean-baptiste Andrédou KATTIE « Le panafricanisme: Quelle contribution à la construction des Etats-Unis d’Afrique ? »,] contre l’impérialisme occidental
Ces différents mouvements citoyens se revendiquent également de l’héritage de grands leaders révolutionnaires africains, comme Thomas Sankara ou Patrice Lumumba. Leurs meneurs se posent en défenseurs du panafricanisme, dénonçant l’impérialisme occidental et prônant l’unité des peuples africains.
« Un de nos objectifs est de lancer une Union africaine des peuples, qui représenterait vraiment les Africains, pas comme l’Union africaine actuelle qui est une institution déconnectée des gens« , explique Thiat, cofondateur de « Y’en a marre ».[3. Citation tirée de l’article « « Y’en a marre », « Balai citoyen », « Filimbi »… : l’essor des sentinelles de la démocratie », Jeune Afrique, mars 2015.]
La popularité médiatique de « Y’en a marre » a permis à ses fondateurs de se faire connaître, de voyager, et de mettre en place ce que Séverine Awenengo Dalberto, historienne française à l’Institut des mondes africains, qualifie « d’entreprenariat politique et citoyen », c’est-à-dire un soutien et un transfert de compétences aux activistes d’autres pays africains.
Les membres de ces mouvements se soutiennent mutuellement afin d’échanger sur leurs pratiques et de se renforcer : « Il y a une vraie dynamique qui est en train de se mettre en place, explique Kilifeu de « Y’en a marre ». Nos mouvements sont connectés : on se rencontre, on partage, on discute sur les meilleures façons de se mobiliser et de s’ériger en sentinelles face à nos dirigeants. »
Pour une réappropriation de la politique par les citoyens
Un des objectifs de ces mouvements citoyens est d’encourager les jeunes à aller voter et à se réapproprier le discours politique. Comme le dit Aliou Sané, membre de « Y’en a marre », le mouvement est né dans un contexte de crise profonde en 2011 où les populations n’avaient plus de répondant au niveau politique. Les citoyens étaient laissés à l’abandon, dans une misère sociale effroyable, avec le coût de la vie qui augmente, des hôpitaux inaccessibles, des universités continuellement en grève, des habitants des banlieues touchées par des inondations. Face à cela, les dirigeants corrompus continuaient à s’accaparer les richesses du pays et l’opposition politique se préoccupait seulement de la préparation des élections. Face à cela, des émeutes éclataient. Nous nous sommes dit qu’au lieu de brûler des pneus et de casser, on pouvait créer quelque chose de positif. (…) C’est comme ça qu’on a créé le mouvement. La première chose qu’on a dit aux jeunes qui cassaient, c’était « inscrivez-vous sur les listes électorales et allez voter ». C’est comme ça qu’on peut réellement sanctionner le pouvoir. » [4. Extrait de la conférence sur les nouvelles mobilisations citoyennes en Afrique, organisée à l’ULB le 11 avril 2016 par la Faculté de Philosophie et Lettres de l’ULB en partenariat avec le groupe Social-Démocrate du parlement européen. http://sonor.ulb.ac.be/spip.php?article506]
Un autre objectif de ces mouvements est d’être compris par le plus grand nombre. Comme le dit le slameur tchadien Didier Lalaye alias Croquemort, membre du mouvement « Iyina », « on va vers les jeunes, on va dans les écoles, on va dans les marchés et dans le milieu rural pour parler aux gens de manière directe », au contraire de certains intellectuels qui parlent leur jargon sans se faire comprendre par la population[5. Extrait de la conférence sur les nouvelles mobilisations citoyennes en Afrique, op cit.].
Ce travail de « repolitisation » passe par un travail d’éducation de longue haleine. Aliou Sané (« Y’en a marre », Sénégal) : « nous voulions créer de nouveaux types de citoyens sénégalais qui deviendraient des « sentinelles de la démocratie ». En créant des cellules à travers le pays, nous voulions faire en sorte que cela soit une préoccupation quotidienne des citoyens, que partout dans le pays, ils puissent exercer une pression sur l’autorité locale et participer aux délibérations. Ainsi, nous avons mis en place des « jurys populaires » où les citoyens peuvent rencontrer les élus locaux et leur poser des questions. Nous apprenons aussi à ces citoyens à savoir lire et analyser un budget.
Nous avons aussi été par exemple voir les jeunes mineurs de Kédougou où des multinationales pompent nos richesses naturelles sans aucun retour pour les populations locales. Si les citoyens connaissent mieux leurs droits, ils peuvent exiger de la part de ces multinationales la construction de routes, d’hôpitaux.
Enfin, nous avons le projet de rassembler les jeunes sans emploi et de les aider à créer eux-mêmes des activités génératrices de revenus.« [6. Extrait de la conférence sur les nouvelles mobilisations citoyennes en Afrique, op cit.]
Il faut également souligner le rôle des personnalités artistiques et de l’art dans certains de ces mouvements. Comme le dit le rappeur burkinabé Smockey, « l’art est un vecteur fondamental pour faire passer des messages sous des formes ludiques. Cela parle à tout le monde. L’art est notre « hameçon » et cela nous permet de transformer nos concerts en véritables meetings. (…) L’art est aussi un catalyseur de non-violence. Cela nous permet d’exprimer des choses dangereuses mais sans les armes ; cela permet aussi de calmer les foules quand elles veulent aller trop loin sur le terrain« .[7. Extrait de la conférence sur les nouvelles mobilisations citoyennes en Afrique, op cit.]
Enfin, les nouvelles technologies ont également joué un rôle important dans l’émergence de ces mouvements, mais pas autant que lors du printemps arabe en Tunisie. Aliou Sané, membre de « Y’en a marre », en explique la raison : « Au Sénégal, seulement 10% de la population avait accès à internet en 2011. On s’est donc surtout basés sur les SMS. Cela nous permettait de contacter un grand nombre de personnes de manière directe« . Mais depuis, les réseaux sociaux ont joué un rôle de plus en plus important dans la mobilisation citoyenne, avec l’apparition des smartphones. Toutefois, les pouvoirs politiques ont compris le danger de ces nouvelles technologies et recourent régulièrement aux coupures d’internet à l’approche des élections. Floribert Anzulini, membre de Filimbi en RDC, assure que les mouvements citoyens sont en train de réfléchir à trouver de nouvelles techniques afin de déjouer ces coupures du réseau provoquées par les pouvoirs en place.
Des mouvements bien organisés
Le mode d’organisation se veut très souple mais efficace. Contrairement à l’idée reçue, leurs militants ne sont pas des doux rêveurs désorganisés. Smockey, le rappeur burkinabé du Balai citoyen, explique : « nous nous réunissons très souvent, au moins une fois par semaine. Chaque fois, nous essayons d’organiser une action, afin d’être dans le concret. On veut aussi éviter qu’il y ait des leaders incontournables mais au contraire que le pouvoir vienne de la base, de nos comités organisés en clubs « cibals » (citoyens balayeurs) et « cibelles » (citoyennes balayeuses). Tous ces militants ont un calendrier d’action et de formations. Nous travaillons aussi avec des cinéastes ou des plasticiens pour créer le débat. »
Après avoir étudié les principales caractéristiques de ces mouvements, voyons à présent quelles en sont les limites.
DEUXIÈME PARTIE : Les limites de ces nouvelles mobilisations citoyennes en Afrique francophone
Pour pouvoir perdurer dans le temps et gagner en efficacité, ces mouvements doivent pouvoir dépasser certaines limites : trouver des fonds pour fonctionner sans perdre leur indépendance, éviter les risques de manipulation, continuer la lutte malgré la répression, avoir accès à l’information et à l’éducation ainsi que prévoir un encadrement des militants.
La recherche de moyens financiers
À l’origine, la plupart de ces mouvements sont autofinancés. Avec peu de moyens et beaucoup d’imagination, ils parviennent à réaliser de grandes choses. C’est ce qu’explique Smockey, du Balai citoyen : « Nous n’avons pas les moyens des partis politiques, qui ont de l’argent, qui vont sponsoriser des matches de foot. Donc on fait de la récolte de fonds, par exemple en vendant nos tee-shirts.
Nous privilégions les actions peu chères, comme l’organisation de débats citoyens. Pour ce type d’actions, on arrive à s’autofinancer, grâce notamment à l’aide matérielle de certaines associations locales ou à l’engagement d’imprimeurs qui impriment nos tracts gratuitement. On demande aussi parfois aux populations de contribuer.
C’est différent pour les actions de plus grande envergure, comme la campagne « je vote et je reste » dans laquelle nous demandions aux gens de rester après les élections afin de compter les voix et de contrôler le bon déroulement des dépouillements. Dans ce cas, nous avons bénéficié de l’aide d’une autre association. »
Le piège du soutien de l’étranger
En acceptant de l’argent de sources étrangères, le risque est grand de se voir accuser de manipulation par des agents étrangers, parfois même par des entreprises ou groupes de pression ayant un intérêt particulier à déstabiliser le pays. C’est ce qui est notamment arrivé aux mouvements soutenant la Révolution orange en Ukraine et avant cela au mouvement de résistance serbe « Otpor »[8. Voir à ce sujet l’article « L’ombre de Washington sur la révolution orange », Libération, juin 2005, et l’article « Otpor, les professionnels de la révolution tarifée »]. En Afrique, un soutien financier ou logistique venant d’un pays occidental peut vite être interprété comme une forme de néocolonialisme. La difficulté sera de prouver que cet argent ne compromet en rien l’indépendance du mouvement qui en bénéficie et ne sert qu’à financer des actions de terrain.
La plupart des nouvelles mobilisations citoyennes africaines sont très lucides et prudentes face à ce risque. C’est ce qu’explique Fadel Baro, du mouvement « Y’en a marre » qui a bénéficié notamment du soutien d’Oxfam. Face au risque de manipulation du monde occidental dénoncé par certains, il répond : « Y en a marre » ne dépend ni du marxisme, ni du capitalisme, ni du communisme, nous ne dépendons d’aucun bord et nous voulons faire une philosophie d’action citoyenne fondée sur des valeurs africaines et sur nos réalités socioculturelles. (…) Avec Soros comme avec les autres, nous discutons d’égal à égal. Des ONG sont venues vers nous, OXFAM, Open Society Institute de Georges Soros, OSIWA, pour nous accompagner dans la réalisation de nos programmes. Mais ce qui doit être clair, et j’y accorde beaucoup d’importance, c’est que cet argent qui est remis par ces ONG au Mouvement « Y en a marre », ce ne sont pas les membres du Mouvement qui le touchent directement. Pour garder notre indépendance, parce que déjà nous n’avons pas la bureaucratie pour gérer cet argent, nous avons signé un contrat avec Enda Lead Afrique francophone, une entité de Enda Tiers Monde, afin qu’ils gèrent ces fonds-là. C’est eux qui assurent la couverture institutionnelle, ils nous accompagnent et nous, nous faisons la mise en œuvre de nos différents programmes. Cet argent nous a permis, par exemple, d’ouvrir 14 bureaux « Y en a marre » dans les 14 régions du Sénégal, d’avoir l’accès à Internet, de mener des formations, des campagnes, des petits spots que vous voyez à la télévision.»[9. Voir Sénégal: Le Mouvement « Y en a marre » n’est « pas manipulable », selon son coordonnateur (ITW)]
Derrière l’accusation de manipulation venant de l’Occident[10. Voir « Qui est derrière OSIWA l’ONG américaine qui finance Y’en a marre ?« ] peut aussi se cacher une tentative de décrédibilisation orchestrée par le pouvoir en place. Les dirigeants de ces mouvements citoyens refusent de passer pour des agents de déstabilisation financés par des puissances étrangères, comme le sous-entendent certains pouvoirs africains : Nous ne nous déplaçons que lorsqu’on nous invite, et nous nous sommes toujours assurés que les manifestations auxquelles nous participions soient conformes aux lois. Nous ne cherchons pas à provoquer ou à déstabiliser, explique le Sénégalais Fadel Barro, journaliste et cofondateur de « Y’en a marre »[11. Citation tirée de l’article « Fadel Barro : « Ils ne pourront pas arrêter l’avancée de Filimbi » en RDC », Jeune Afrique, avril 2015. ].
Au-delà de ces déclarations rassurantes, ces nouveaux mouvements citoyens devront se montrer capables de développer sur le long terme une dynamique locale autonome, sans devenir trop dépendants de sources de financement externes.
La résistance à la répression
Pas facile de militer dans un pays où chaque conversation, chaque déplacement est surveillé, où les arrestations arbitraires et la torture ne sont pas rares, où les pressions sur la famille et les amis peuvent décourager les défenseurs des droits humains et cadenasser l’ensemble de la société civile. A ce sujet, il faut rappeler qu’en RDC, plusieurs militants de Filimbi sont ou ont été en prison (tout comme leurs collègues du mouvement Luccia), que le studio de Smockey au Burkina a été bombardé au lance-roquettes, que trois membres de Y’en a marre ont été arrêtés en 2012 lors d’une manifestation interdite…
Au XVIème siècle, Etienne de La Boétie expliquait dans son discours de la servitude volontaire que les tyrans ne sont forts que parce que le peuple se soumet à leur autorité : « Soyez donc résolus à ne plus servir et vous serez libres », disait-il. Déjà à l’époque, il dénonçait les jeux, les spectacles ou la religion que le tyran utilise pour divertir le peuple et le détourner de la politique. Un constat toujours hélas d’actualité. En Afrique comme ailleurs, ce sont les peuples eux-mêmes qui doivent prendre conscience de leur capacité d’action collective et de leur pouvoir à résister à l’arbitraire et à l’injustice. C’est d’ailleurs chez La Boétie que Fadel Barro de Y’en a marre puise son inspiration quand il dit : « Ils ne sont debout que parce que nous sommes à genoux. Il est temps qu’on fasse l’effort de se lever. Il faut juste oser commencer ! Il faut juste travailler ! Il faut juste que la jeunesse croie en elle-même ! »[12. Indignation. Vu du Sénégal – Génération“Y en a marre”]
La question de la résistance peut aussi être un facteur stimulant : c’est dans des situations extrêmes que l’on sent que l’action militante peut avoir du poids, surtout si on parvient à se faire connaître d’un grand nombre de citoyens et même à l’étranger. L’exemple du printemps tunisien (la révolution de jasmin) montre à quel point les dictateurs ne sont pas éternels et peuvent être renversés par la colère populaire. Ben Ali en Tunisie ou Blaise Compaoré au Burkina Faso ne s’attendaient sans doute pas à tomber si vite et encore moins de cette manière. De tels effets peuvent très vite se propager dans les pays voisins et pousser d’autres citoyens à se révolter, à résister.
Sans vouloir entrer ici dans une analyse très poussée sur les facteurs qui font que certaines révolutions ou mobilisations sociales fonctionnent et que d’autres ratent, on peut émettre l’hypothèse que celles qui sont portées par un grand nombre de citoyens auront plus de chances de perdurer et d’aboutir que celles qui ne sont le fait que d’un petit groupe d’individus. D’où l’importance de se faire connaître, de gagner la confiance d’une grande partie de la population pour constituer une masse critique.
L’accès à l’éducation et à l’information
L’accès à l’éducation et à l’information sont des facteurs importants et sans doute indispensables à l’émergence d’une société civile. Comme le dit Smockey du Balai citoyen, « bien souvent, chez nous, les gens n’ont pas accès à l’information. L’outil numérique existe mais seuls 2% de la population y ont accès. Donc on est obligés d’être sur le terrain, d’aller voir les gens, de faire de la pédagogie, de leur donner l’information, d’essayer de développer leur sens critique. Et ça a fonctionné, au grand dam de nos ennemis. »[13. Interview de Smockey, porte-parole du Balai Citoyen]
On sait en effet que les médias africains sont dans une situation très difficile : entre la difficulté à survivre financièrement et les menaces du pouvoir envers les plumes trop libres, le chemin est étroit pour faire entendre un ton critique. L’arrivée d’internet, et plus encore des smartphones, constitue une réelle avancée permettant aux journalistes (et aux militants) de mieux faire connaître des scandales, des massacres, des trucages d’élections par le plus grand nombre. [14. Voir Marie-Soleil Frère, Journalismes d’Afrique, éditions De Boeck, coll.info com]
L’accès à l’école et à une éducation de qualité pourra aussi favoriser les mobilisations citoyennes. Beaucoup de mouvements de résistance, en Afrique ou ailleurs, sont nés sur les campus universitaires, voire même dans les écoles secondaires. Ainsi, les fondateurs de Y’en a marre ont participé à des grèves lorsqu’ils étaient élèves en secondaire et même en primaire ![15. Voir « Y’en a marre : une lente sédimentation des frustrations » – entretien avec Fadel Barro]
L’encadrement des militants
Comment éviter que la colère face à l’injustice ne transforme certains militants en casseurs, voire en criminels ? Comment éviter de se faire infiltrer par de faux militants dont le but sera de décrédibiliser le mouvement ? Comme mettre en place une charte de principes assez générale pour que chacun et chacune s’y retrouve tout en prévoyant un règlement d’exclusion pour ceux qui ne respecteraient pas les principes de base ?
Ces défis ne sont pas simples à résoudre et mériteraient sans doute une analyse bien plus profonde. Mais observons déjà que ces mouvements citoyens africains se veulent démocratiques et issus de la base, c’est-à-dire non contrôlés par un petit groupe d’individus qui déciderait tout seul de la stratégie à suivre. La plupart ont une charte reprenant les règles à respecter pour être reconnu comme membre.
L’opposition constructive
Le fait d’apparaître toujours comme un mouvement d’opposition qui critique tout ce qui se décide peut finir par lasser la population, surtout si les critiques ne sont pas suivies de propositions ou de changements. Pour Fadel Barro du mouvement Y’en a marre, cela passe par une auto-critique : « D’aucuns cherchent d’ailleurs à nous confiner dans le rôle d’un mouvement de râleurs, de mécontents qui ne savent que dire non. Nous avons estimé modestement que Y en a marre doit poursuivre son combat pour l’émergence d’un nouveau type de Sénégalais. Cette grande bataille commence par une remise en cause de nous-mêmes. (…) ».[16. Indignation. Vu du Sénégal – Génération“Y en a marre”]
Mais ces mouvements ne veulent pas non plus devenir des partis politiques ou se faire « acheter » par le pouvoir. « On se considère comme les gardiens de la démocratie », explique Smockey du Balai Citoyen. « Rester à l’extérieur nous donne suffisamment de recul et de crédibilité pour entraîner du monde derrière nous et prendre des décisions courageuses. Nous devons susciter l’éveil de la jeunesse afin qu’elle s’implique dans la politique, nous devons travailler au renouvellement de la classe politique ». [17. Extrait de la conférence sur les nouvelles mobilisations citoyennes en Afrique, op cit.]
Conclusion
Récompensés par plusieurs prix[18. Amnesty International vient de décerner son prix d’Ambassadeur de la conscience 2016 aux groupes de militants Y’en a marre (Sénégal), le Balai citoyen (Burkina Faso) et Lutte pour le changement (LUCHA) (République démocratique du Congo), ainsi qu’à la chanteuse béninoise Angélique Kidjo.], ces mouvements citoyens d’Afrique francophone montrent l’exemple d’une jeunesse à la fois engagée et responsable. Dans un contexte de très graves injustices et de pouvoirs dictatoriaux, on aurait pu voir ces jeunes rejoindre en masse des mouvements de rébellion armée, voire même des mouvements terroristes tels qu’Al Qaïda ou Daesh. Au contraire, ces mouvements se basent sur les valeurs universelles des droits humains et de la démocratie pour mener leur combat.
Même s’ils sont liés au contexte politique et social des pays africains où ils sont nés, nous pensons que ces mouvements ont beaucoup de choses à apprendre aux organisations de la société civile belge et européenne, voire remettre en question certaines de leurs pratiques. Ils mériteraient en tout cas d’être plus connus, car ils donnent aussi une autre image de l’Afrique, bien loin des clichés misérabilistes : c’est une Afrique qui lutte pour les droits humains, en s’inspirant de penseurs et intellectuels africains engagés dans la lutte pour l’indépendance mais également de valeurs universelles héritées de la Révolution française, du marxisme ou de mouvements sociaux, écologiques et culturels plus récents.
Roland d’Hoop
Y’en a marre (Sénégal)
« Y’en a marre » est le premier mouvement citoyen africain qui a servi d’exemple à ses voisins. Formé en 2011 par un groupe de rappeurs et de journalistes sénégalais afin d’encourager les jeunes à s’inscrire sur les listes électorales et à exercer leur droit à la liberté d’expression, le mouvement a contribué à empêcher la candidature de l’ancien président Abdoulaye Wade et à imposer l’alternance politique. Trois de ses fondateurs ont été arrêtés en février 2012 pour avoir participé à l’organisation d’un sit-in pacifique contre le gouvernement. Y’en a marre est demeuré actif depuis l’élection : il anime des réunions et exhorte le nouveau gouvernement à lancer les réformes promises, notamment dans le domaine foncier – les premiers concernés étant les pauvres qui vivent en milieu rural.
Balai citoyen (Burkina Faso)
Son nom illustre sa vocation à « nettoyer » le pays de la corruption politique mais fait aussi référence aux opérations de propreté que la population mène régulièrement dans les quartiers. Pour symboliser cela, les membres du groupe manifestent avec de véritables balais. Le mouvement « Balai Citoyen » est au centre de la lutte pour le changement démocratique au Burkina Faso et a encouragé la jeunesse burkinabé à prendre son destin en main. Fondé par deux artistes, le rappeur Smockey et le reggaeman Sam’s K le Jah, ce mouvement connait une grande popularité et a contribué à la chute du président Blaise Compaoré en octobre 2014.
Filimbi (RDC)
Filimbi signifie « sifflet », en swahili. Lors d’une rencontre organisée sur l’île de Goré au Sénégal en décembre 2015, Filimbi a largement contribué à la création du Front citoyen 2016, vaste regroupement d’ONG des droits de l’homme, de mouvements citoyens, de partis politiques et de personnalités publiques exigeant la tenue des élections dans les délais prévus par la Constitution congolaise et s’opposant à la prolongation du mandat de Kabila. Certains militants de Filimbi sont en prison, d’autres vivent soit à l’étranger ou en RDC de manière clandestine, vu les menaces qui pèsent sur eux.
Iyina (Tchad)
Iyina signifie en arabe local « nous sommes fatigués ». Le mouvement est né en janvier 2016 avec les objectifs suivants : œuvrer pour une alternance démocratique par des élections libres et transparentes ; sensibiliser les jeunes à faire valoir leurs droits en s’appropriant la chose publique. Bien que le mouvement se veuille apolitique, certains de ses fondateurs appartenaient à des partis d’opposition. Il a également été rejoint par des artistes, rappeurs et par des footballeurs, ce qui lui donne une certaine popularité auprès des jeunes.