En Europe comme dans le reste du monde, les agriculteurs et les travailleurs sont souvent exploités dans les maillons des chaînes de production les plus intensives en main-d’œuvre bon marché. Conditions de travail indécentes et méthodes de production nuisibles à l’environnement sont autant de caractéristiques d’un commerce mondial inéquitable, que le mouvement du commerce équitable cherche à éradiquer. L’Union européenne (UE), et plus particulièrement les membres du Parlement européen, ont un rôle clé à jouer sur ces questions : ils devraient en théorie faire en sorte que le commerce international réponde aux grands enjeux de société que sont, notamment, la justice économique, le travail décent ou le droit à l’alimentation.
Nous verrons dans cette analyse ce qu’il en est exactement, en examinant plus en détail les différentes politiques de l’UE ayant une influence sur le commerce équitable (en tant que secteur), ainsi que sur la justice économique au sens large. Cette analyse s’inscrit bien sûr dans le cadre des élections européennes de mai 2014, et, de manière plus spécifique, dans la campagne d’Oxfam-Magasins du monde « Le commerce équitable, aussi un mouvement pour le travail décent » et le projet d’interpellation « Vote4FT », commun à une vingtaine d’organisations de commerce équitable en Europe.[[highslide](1;1;;;)
Cette analyse est une synthèse des documents annexes au manifeste Vote4FT, rédigés par la FTAO en collaboration avec les organisations de commerce équitable membres du projet.
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La politique commerciale
L’UE joue un rôle clef dans toutes les matières commerciales. Avant tout parce qu’elle représente un poids considérable sur le marché mondial : produit intérieur brut (PIB) de près de 13 000 milliards d’euros[[highslide](2;2;;;)
Source : Eurostat.
[/highslide]], plus grande exportatrice et, depuis 2008, plus grande importatrice de biens et de services, etc. L’autre raison est que, du point de vue du commerce international, l’UE se comporte en « bloc commercial ». Ainsi, c’est la Commission européenne qui mène les négociations commerciales internationales, au nom de ses États membres, avec des organismes tels que l’Organisation mondiale du commerce (OMC). C’est elle aussi qui négocie et conclut avec certains pays des accords de commerce bilatéraux (en 2013 par exemple, des négociations ont débuté avec les États-Unis et la Thaïlande). Cela lui donne une excellente capacité de négociation pour influencer l’agenda international en matière de commerce. Plus particulièrement, elle pourrait, grâce à cette puissance de feu, contribuer de manière considérable à améliorer les conditions de vie des petits producteurs et des travailleurs, comme le défend le mouvement du commerce équitable.
Malheureusement, la politique commerciale de l’UE n’est pas à la hauteur de cet enjeu : souvent, elle est considérée par ses États membres, ainsi que par la Commission européenne, exclusivement comme un outil destiné à ouvrir des marchés aux entreprises européennes. Cela devient d’autant plus vrai avec la crise financière et économique en Europe et devant la montée d’autres puissances économiques à travers le monde (on estime que 90 % de la croissance mondiale sera bientôt générée en-dehors de l’Europe[[highslide](4;4;;;)
Commission européenne. Février 2013. Contribution de la Commission au Conseil européen. Débat sur les échanges commerciaux, la croissance et l’emploi
[/highslide]]). En échange d’un meilleur accès au marché européen pour les entreprises de pays tiers[[highslide](5;5;;;)
Ce qui bénéficie souvent à de grandes entreprises gérées par une élite économique.
[/highslide]], les accords commerciaux de l’UE abaissent le plus souvent les droits de douane pour les produits et services européens, en imposant des conditions qui ne vont pas toujours dans le sens d’un développement économique durable. Ainsi, les accords de libre-échange sont souvent utilisés par la Commission européenne pour éviter que des partenaires commerciaux ne favorisent leurs petits producteurs locaux dans les marchés publics (ex. achats auprès de petits producteurs dans la restauration scolaire). De tels accords représentent une entrave à la liberté des pays en voie de développement (PED) : ils les empêchent de décider par eux-mêmes des politiques publiques qu’ils souhaitent mener pour atteindre leurs objectifs de développement durable.
La politique de développement
L’aide publique au développement (APD) est un autre secteur dans lequel l’UE joue un rôle clef : avec ses 28 États membres, l’UE fournit 12% de l’APD mondiale, plus que tous les autres pays industrialisés combinés, ce qui fait d’elle le plus grand donateur au monde. Et si cette aide reste largement fragmentée, la coordination des différents donateurs s’est largement améliorée, notamment depuis la mise en place en 2005 de l’agenda pour l’efficacité de l’aide (Déclaration de Paris)[[highslide](6;6;;;)
Veillard P. Ne pas perdre le Sud ! Mars 2014. Défis Sud no. 117.
[/highslide]]. L’UE est par ailleurs un acteur majeur dans la définition de l’agenda mondial pour le développement, décidé dans les instances multilatérales : elle participe par exemple à la révision des objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) des Nations Unies et aux discussions préliminaires sur les Objectifs de développement durable pour l’après-2015. Influencer les positions de l’Union européenne dans ces instances multilatérales est donc un moyen efficace d’influencer l’issue de ces accords mondiaux.
Qu’en est-il des petits producteurs, notamment de commerce équitable ? Pendant longtemps, les décideurs politiques européens ne les ont pas considérés dans leurs politiques de développement. Cependant, on assiste aujourd’hui à une véritable prise de conscience de leur importance pour le développement économique local, en particulier en termes de sécurité alimentaire. Dans un contexte de « privatisation » de l’aide, la stratégie actuelle de développement de l’Union[[highslide](7;7;;;)
Cette stratégie est connue sous le nom « Agenda for change » (programme pour le changement).
[/highslide]] souligne ainsi l’importance de soutenir les petits producteurs et les communautés rurales et de développer le secteur privé local. C’est une bonne nouvelle : les programmes et l’aide financière de l’UE devront désormais prendre en compte cette question et accorder une priorité aux activités qui favorisent les petits producteurs.
Néanmoins, un problème fondamental de ces politiques reste leur manque de cohérence vis-à-vis des objectifs de développement. En effet, de nombreuses autres politiques publiques de l’UE ont un fort impact, souvent négatif, sur le développement des PED, en particulier les politiques commerciale et agricole (ex. traités commerciaux abaissant les droits de douane protecteurs des PED, subventions aux exportations agricoles de l’UE, politiques d’escalade tarifaire pénalisant la transformation des matières premières dans les PED, etc.). L’une des raisons est probablement la relative faiblesse, au sein de la Commission, de la Direction Générale (DG) Développement, qui a, de ce fait, beaucoup de difficultés à imposer un agenda commun et cohérent pro-développement.
Les règles de passation des marchés publics
Les marchés publics représentent 18% du PIB européen, soit environ 1500 milliards d’euros. Grâce à ce poids économique considérable, les pouvoirs publics peuvent, s’ils favorisent l’achat de produits équitables, contribuer de façon importante aux objectifs de développement durable, notamment en matière de consommation et production[[highslide](8;8;;;)
UNOPS. Rapport statistique annuel 2008 sur les achats des Nations Unies : Supplément services d’achats viables.
[/highslide]] (objectifs de l’UE, mais aussi les OMD au niveau international, ou encore le respect des conventions fondamentales de l’OIT[[highslide](9;9;;;)
Organisation Internationale du Travail.
[/highslide]]).
De plus, l’UE dispose des compétences juridiques pour harmoniser les règles relatives aux achats publics de produits et de services. Jusqu’il y a peu, les directives européennes dans ce domaine[[highslide](10;10;;;)
Le cadre juridique pour la passation des marchés publics dans l’UE est présenté dans les Directives 2004/17/CE portant coordination des procédures de passation des marchés dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des services postaux et 2004/18/CE relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services.
[/highslide]], adoptées en 2004, ne mentionnaient pas explicitement la possibilité d’introduire des critères sociaux dans les marchés publics, ce qui engendrait une incertitude juridique. Cette situation a donné lieu à plusieurs procès dont l’un a été porté jusqu’à la Cour de justice de l’UE[[highslide](11;11;;;)
Cas C-368/10, également appelée l’affaire de « Hollande du Nord ».
[/highslide]]. La décision de la Cour s’est toutefois révélée très positive, reconnaissant la possibilité d’introduire les critères du commerce équitable dans les marchés publics. Révisées début 2014, les nouvelles directives de l’UE ont tenu compte de ce jugement : elles permettent maintenant aux pouvoirs publics de faire référence aux modes de production (au commerce équitable, par exemple) et d’inclure des critères de durabilité dans les étapes successives du processus de passation des marchés. Ce cadre juridique favorable est un encouragement pour les pouvoirs publics à continuer à soutenir le commerce équitable grâce à des politiques d’achats responsables.
La régulation des chaînes d’approvisionnement
De plus en plus, les entreprises opérant dans l’UE prennent conscience de l’importance d’avoir des chaînes d’approvisionnement durables. Certaines d’entre elles – parmi lesquelles, les entreprises du commerce équitable – ont ainsi développé de bonnes pratiques que d’autres devraient être encouragées à suivre. Cela va dans le sens des Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme[[highslide](12;12;;;)
Ruggie J. Mars 2011. Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme : Mise en œuvre du cadre de référence « protéger, respecter et réparer » des Nations Unies
[/highslide]], une norme mondiale qui vise à prévenir et lutter contre les impacts négatifs des activités des entreprises sur les droits humains.
Concernant plus spécifiquement l’UE, elle est théoriquement en capacité de mettre en place une politique visant à encourager, voire à contraindre, les entreprises à adopter des pratiques d’achat responsables. En particulier, elle est compétente pour mettre en place un système de lutte contre les pratiques commerciales déloyales et inéquitables dans les chaînes d’approvisionnement liées à l’UE. La Commission européenne dispose en outre de compétences en matière de concurrence : cela lui donne le pouvoir d’empêcher des fusions importantes ainsi que des pratiques de fixation des prix entre entreprises.
Mais de nouveau, l’actuelle politique européenne dans ces domaines est décevante. Sa politique en matière de concurrence vise avant tout à assurer aux consommateurs européens un accès à des produits et services diversifiés et à bas prix. Cette conception de la concurrence considère à tort les consommateurs comme des « chasseurs de bonnes affaires », négligeant les conditions de vie et les conditions de travail des producteurs et des travailleurs.
Quant aux pratiques commerciales inéquitables, il n’existe pas à ce jour de réglementation de l’UE. La Commission européenne devrait cependant se prononcer prochainement, suite à un processus de consultation et de recherche initié en 2013[[highslide](13;13;;;)
European Commission. 31/01/2013. Green paper on unfair trading practices in the business-to-business food and non-food supply chain in Europe
[/highslide]]. Malgré le précédent peu concluant du Royaume-Uni[[highslide](14;14;;;)
Le gouvernement britannique a lancé en 2001 un système purement volontaire pour s’attaquer aux pratiques commerciales déloyales dans les chaînes d’approvisionnement agro-alimentaires. Ce système ayant échoué, les autorités ont finalement décidé en 2012 de nommer un juge ayant la capacité d’ouvrir des enquêtes, d’écouter les plaintes (en garantissant l’anonymat) et d’imposer des amendes.
[/highslide]], il est probable que l’UE mette en place, au moins dans un premier temps, un système volontaire, comme le recommande une large part de l’industrie. Quelle que soit l’approche choisie, il est essentiel que le futur système européen de lutte contre les pratiques commerciales inéquitables protège les petits producteurs exportant leurs productions vers l’UE.
Production et consommation durables
La notion de développement durable a été consacrée par le Sommet de la Terre, à Rio de Janeiro, en 1992. Au cours de ce Sommet, la communauté internationale a également mis en place l’Agenda 21, un plan d’action mondial en faveur du développement durable. L’un des grands objectifs de cet agenda, la promotion de la consommation et de la production durables[[highslide](15;15;;;)
La consommation et la production durables ont été définies lors du symposium d’Oslo (1994) comme « l’utilisation des biens et services répondant aux besoins essentiels et contribuant à améliorer la qualité de vie, tout en minimisant l’utilisation des ressources naturelles, des matières toxiques et les émissions de déchets et de polluants tout au long du cycle de vie, de façon à ne pas mettre en danger les besoins des générations futures ».
[/highslide]], a été réaffirmé lors du récent sommet de Rio+20 de 2012. En 2013, la Commission européenne s’est engagée à jouer un rôle de premier plan dans ce processus, notamment au sein de sa communication « Une vie décente pour tous », énonçant un large éventail de politiques européennes ayant un impact direct sur le développement durable[[highslide](16;16;;;)
Commission Européenne. 27/2/2013. Une vie décente pour tous: éradiquer la pauvreté et offrir au monde un avenir durable
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L’UE s’est par ailleurs dotée en 2012 d’un plan d’action pour une consommation et une production durables et pour une politique industrielle durable[[highslide](17;17;;;)
Voir le plan d’action 2012 de l’UE pour une consommation et une production durables et pour une politique industrielle durable.
[/highslide]]. Dans ce cadre, plusieurs initiatives ont vu le jour, mais elles portent essentiellement sur les impacts environnementaux des produits, sans tenir compte des dimensions économique et sociale de la durabilité. Le commerce équitable est cité dans ces différentes politiques comme exemple de bonne pratique, mais la Commission n’est pas encore parvenue à l’étape suivante, qui devrait consister à coordonner l’ensemble des politiques européennes pour y intégrer le commerce équitable.
Les politiques de l’UE en matière de commerce équitable
En dépit d’un soutien public croissant au commerce équitable, de la croissance rapide des ventes de commerce équitable ces dernières années et d’un soutien politique important de la part du Parlement européen, du Comité des régions et d’un grand nombre d’États membres, il n’existe pas de véritable stratégie européenne en faveur du commerce équitable.
Dans la politique de l’actuel commissaire européen au commerce, le Belge Karel De Gucht, le commerce équitable est présenté comme une simple démarche volontaire de durabilité destinée à rassurer les consommateurs. Elle ne prévoit pas de mesure spécifique visant à soutenir le développement du commerce équitable ni à faire évoluer les pratiques commerciales conventionnelles vers davantage de durabilité. Pourtant, le commerce équitable contribue directement aux engagements de l’UE en faveur du développement durable ! A l’image de la stratégie coordonnée de l’UE en matière d’agriculture biologique, conçue comme une pratique agricole alternative, il serait souhaitable que l’UE mette en place, parallèlement à sa politique commerciale « conventionnelle », une stratégie coordonnée de développement du commerce équitable, envisagé comme une conception différente du commerce, qui contribue au développement durable et bénéficie véritablement aux petits producteurs et aux travailleurs.
Manifeste Vote4FT
On le voit, il existe encore de nombreux domaines dans lesquels l’UE pourrait améliorer ses politiques en matière de commerce équitable et de justice économique. Par ailleurs, le Parlement européen a beaucoup gagné en influence depuis sa création, en particulier avec le Traité de Lisbonne en 2007. Il est par exemple en mesure de s’opposer à un accord commercial bilatéral négocié par la Commission européenne avec un partenaire, tel le controversé partenariat transatlantique avec les USA.
C’est dans ce contexte que, dans l’ensemble des pays partenaires du projet d’interpellation Vote4FT, les candidats aux élections européennes de mai 2014 ont été approchés pour signer le manifeste Vote4FT. Ce manifeste rassemble 5 demandes clef du mouvement européen du commerce équitable, en lien avec les politiques évoquées plus haut :
- Promouvoir une économie et des entreprises centrées sur l’humain, dont les activités contribuent à générer des moyens d’existence durables pour tous.
- Soutenir un cadre européen solide de lutte contre les abus de pouvoir des acteurs dominants, une défaillance du marché qui se traduit souvent dans nos chaînes d’approvisionnement par des violations des droits humains des producteurs et travailleurs marginalisés.
- Encourager le développement de mesures incitatives pour faciliter l’accès des producteurs à des marchés rémunérateurs dans des conditions équitables et pour faciliter le développement du commerce équitable en Europe comme dans les pays du Sud, conformément aux Objectifs de développement durable pour l’après-2015.
- Soutenir une autre politique commerciale pour l’UE afin que celle-ci devienne un véritable outil de développement économique, social et environnemental dans le monde entier. Dans l’intérêt général, cette politique commerciale devrait faire l’objet d’un débat parlementaire transparent, plutôt qu’être guidée par les intérêts particuliers et de court terme de puissants lobbies.
- Devenir l’ambassadrice ou l’ambassadeur d’une stratégie européenne en faveur du commerce équitable, comme l’a déjà recommandé à l’unanimité le Comité des régions et ainsi promouvoir les bonnes pratiques et mettre en cohérence les initiatives locales, nationales et européennes en faveur du commerce équitable.
En Belgique, le manifeste a été reçu de manière positive par la plupart des candidats des différents partis. Les signataires sont, par ordre alphabétique :
- Arena Marie (tête de liste, PS)
- Bayet Hugues (3ème, PS)
- Bricmont Saskia (2ème, Ecolo)
- Cloet-Faingnaert Ann (2ème, CDH)
- Coteanu Cristina (tête de liste, FDF)
- Decoene Aurélie (tête de liste, PTB-GO)
- Lamberts Philippe (tête de liste, Ecolo)
- Michel Louis (tête de liste, MR) (pour les demandes 1, 2, 3 et 5)
- Morelle Mathieu (3ème, CDH)
- Rolin Claude (tête de liste, CDH)
- Tarabella Marc (2ème, PS)
En plus d’aider les citoyens belges à effectuer un vote éclairé, ces engagements serviront de base de travail (notamment à la FTAO) pour faire avancer le commerce équitable dans l’agenda du prochain Parlement européen.
Patrick Veillard
Expert commerce équitable
Mai 2014
This document has been produced with the financial assistance of the European Union. The contents of this document are the sole responsibility of Oxfam-Magasins du monde and can under no circumstances be regarded as reflecting the position of the European Union.