fbpx
Oxfam-Magasins du monde

Mobilisations citoyennes en Afrique francophone et en Belgique francophone : comparaison et synergies possibles

Analyses
Mobilisations citoyennes en Afrique francophone et en Belgique francophone : comparaison et synergies possibles
En Afrique francophone, les mobilisations citoyennes visant à renforcer la démocratie se multiplient. En Belgique francophone, on peut également constater l’émergence spontanée de nouveaux mouvements militants. Les deux contextes sont bien sûr très différents, mais il est intéressant d’essayer d’établir des comparaisons qui mettent en évidence les points forts et les points faibles des différentes stratégies et de voir si elles peuvent s’enrichir mutuellement.

Pouvons-nous, en Belgique, tirer des leçons des mobilisations citoyennes en Afrique francophone ? Inversement, quels sont les enseignements que l’Europe pourrait transmettre à l’Afrique en matière de mobilisation citoyenne ? Ces questions pourraient sembler un peu naïves, tant les contextes socio-politiques et culturels sont différents. Et pourtant, les luttes citoyennes du Nord et du Sud se rejoignent souvent lorsqu’elles sont basées sur les mêmes valeurs et la même envie de faire bouger la société. Nous allons tenter ici de montrer comment les échanges d’expériences entre les sociétés civiles africaines et européennes –ici, nous parlerons surtout de la Belgique- pourraient s’enrichir mutuellement. Nous ne prétendons pas faire une comparaison exhaustive entre les contextes, les visions, les méthodes et les moyens déployés dans les deux continents/pays. Nous allons surtout essayer de pointer certains points communs et certaines différences qui nous paraissent révélateurs et intéressants pour alimenter la réflexion sur les mobilisations citoyennes ici et ailleurs. Et qui sait, pour stimuler de nouvelles synergies. Notons que nous nous intéresserons surtout à comparer des initiatives récentes nées au sein des sociétés civiles en Belgique francophone et dans certains pays d’Afrique francophone. Nous ferons également référence aux mouvements plus structurés que sont les ONG dans un souci de les différencier des mouvements plus spontanés émergeant de la société civile.

Qui sont ces nouvelles mobilisations citoyennes en Afrique ?

Depuis 2011 et la création du mouvement « Y’en a marre » au Sénégal, plusieurs mouvements citoyens sont apparus dans d’autres pays africains francophones comme au Burkina Faso (Le balai citoyen), en RDC (Filimbi, Luccia) ou au Tchad (Iyina). Ces mouvements montrent l’exemple d’une jeunesse lassée de pouvoirs corrompus et dictatoriaux. Au lieu de céder aux sirènes du terrorisme ou de la rébellion armée, elle préfère s’engager de manière pacifique, en sensibilisant les citoyens et en menant des actions de protestation. Et cela marche : Blaise Compaoré, l’ex-dictateur du Burkina Faso, est tombé en grande partie grâce à l’action non violente des militants du Balai citoyen ! Au Sénégal, le mouvement « Y’en a marre » a contribué à empêcher la candidature de l’ancien président Abdoulaye Wade et à imposer l’alternance politique.
Ces mouvements, souvent menés par des personnalités artistiques ou intellectuelles, sont capables de fédérer une grande partie de la jeunesse mais aussi d’autres couches sociales, pas nécessairement éduquées.  Avec peu de moyens financiers, ils mènent des actions contre les injustices et en faveur des valeurs fondamentales des droits humains, de la solidarité et de la démocratie. Toutefois, comme ils sont encore très jeunes, il faudra voir s’ils résisteront au temps et pourront surmonter certaines limites à leurs actions[1. Pour en savoir plus, lire « Les nouvelles mobilisations citoyennes en Afrique : perspectives et limites », analyse de Roland d’Hoop.]. Nous pensons en tout cas, en rédigeant cette analyse, qu’ils méritent d’être mieux connus des ONG et mouvements citoyens belges.

Belgique : Une nouvelle génération de militants

Il est intéressant de constater l’émergence en Europe, et notamment en Belgique, de multiples initiatives citoyennes spontanées, qui s’inscrivent souvent dans le mouvement de la transition ou de « l’altermondialisme ». Ces initiatives sont généralement portées par des groupes de citoyens au niveau local, sans lien direct avec une grosse ONG ou structure. Ainsi, en quelques années, on a vu se multiplier des Groupes d’achat solidaires avec l’agriculture paysanne (GASAP ou GAC), des « repair cafés », des groupes visant la simplicité heureuse, des groupes porteurs d’une monnaie locale alternative, des potagers collectifs, des actions de désobéissance civile face à des projets urbanistiques ou d’implantation d’OGM et même une ZAD (« zone à défendre ») contre l’implantation d’une prison sur des terres cultivables[2. Certaines de ces initiatives s’inscrivent dans le réseau des villes en transition. D’autres appartiennent au champ plus large de la consommation responsable]… Le succès des films « Demain » ou « En quête de sens » témoignent bien de cette tendance citoyenne visant à mettre en place des alternatives concrètes ou à contester le modèle dominant. Par ailleurs, des mouvements citoyens de solidarité avec les migrants et sans papiers s’organisent eux aussi de manière spontanée.

Évoluer en fonction du contexte local

En Belgique, comme ailleurs en Europe, les inégalités économiques se creusent. Le chômage frappe surtout les personnes d’origine étrangère et les femmes. Suite à la crise migratoire de 2015 et aux attentats, les sentiments de racisme et de haine s’expriment de plus en plus ouvertement sur les réseaux sociaux. Le populisme gagne du terrain un peu partout en Europe, alors que les citoyens ont de moins en moins confiance dans la classe politique traditionnelle.
En  Afrique francophone, le contexte politique est surtout marqué par une grande instabilité (crises à répétition et conflits autour des ressources minières en RDC, risques de génocide au Burundi, terrorisme islamiste ou se revendiquant de l’islam, crise des migrants et déplacés…) et par la volonté de certains chefs d’Etat de se maintenir au pouvoir, comme en RDC, au Tchad, au Burkina Faso, au Burundi, en Centrafrique, au Togo…
Cette instabilité politique force les mouvements citoyens africains que nous avons analysés à s’inscrire dans une stratégie dans le court terme. Ces mouvements veulent réagir rapidement à l’évolution politique de leur pays. Une des urgences qu’ils ont identifiée est d’assurer l’alternance politique. C’est le combat du Balai citoyen au Burkina Faso, de Y’en a marre au Sénégal, de Filimbi en RDC et d’Iyina au Tchad.
Floribert Anzulini, membre de Filimbi et banquier en RDC, explique que l’alternance politique est une première étape afin  d’empêcher un petit groupe de politiciens de se maintenir au pouvoir indéfiniment. Ensuite, il faudra faire émerger une classe politique et économique alternative. Smockey, membre fondateur du Balai citoyen, rejoint ce point de vue et explique que pour le moment les mouvements citoyens africains se concentrent sur l’action, en se basant sur les grands principes hérités de l’idéologie de Thomas Sankara. Il reconnaît qu’il faudra à un moment se poser et formaliser des pistes ou des idées déjà explorées pour les inscrire dans une stratégie à plus long terme. Mais pour cela il faut du temps et il faut un contexte politique stable[3. Source : conférence sur les nouvelles mobilisations citoyennes en Afrique, organisée à l’ULB le 11 avril 2016 par la Faculté de Philosophie et Lettres de l’ULB en partenariat avec le groupe Social-Démocrate du parlement européen.].

Répondre d’abord aux urgences

Du côté africain, la stratégie menée par les mouvements citoyens répond donc davantage à une urgence dictée par l’actualité politique : il s’agit d’abord d’empêcher les dictateurs en place de prolonger leur mandat par une modification de la Constitution ou de veiller à ce que les élections se déroulent de manière démocratique. Ensuite, une fois que la situation politique est stabilisée et que la population peut s’exprimer librement, il faudra réfléchir aux priorités et aux manières d’influencer le monde politique.
Du côté belge francophone, on s’inscrit plutôt dans une démarche de long terme : il s’agit le plus souvent de transformer la société depuis la base, au niveau local, dans sa commune. Ainsi, les différentes initiatives se basant sur les principes de la Transition définis par Rob Hopkins cherchent à changer la société de manière globale, en observant « l’ensemble du système et pas uniquement un seul problème, parce que nous sommes confrontés à des défaillances au niveau du système entier et pas à un problème isolé » [4. Voir Les principes de base]. Un des principes essentiels de la Transition, inspiré de la nature, est celui de la résilience, qui est la capacité de nos entreprises, des collectivités et des lieux de vie à faire face aussi bien que possible aux différents chocs (écologiques, économiques, sociaux…). Cette démarche nécessite évidemment un travail de longue haleine de prise de conscience, porté par différents groupes de travail dans le but d’élaborer notamment un « plan d’action de descente énergétique ».
À côté de ces initiatives citoyennes cherchant à  modifier la société dans sa globalité et sur le long terme, d’autres s’inscrivent davantage dans l’urgence, comme celles qui naissent en réaction à la politique répressive envers les migrants.

Le camp de réfugiés du parc Maximilien à Bruxelles : une réaction citoyenne spontanée à l’inaction du monde politique

On pourrait comparer la stratégie africaine basée sur l’urgence avec celle qui a mené à l’installation du camp de réfugiés au Parc Maximilien à Bruxelles. Dans les deux cas, on fait face à une situation urgente avec les moyens du bord… Lorsque des migrants épuisés suite à un long et dangereux voyage arrivent en Belgique durant l’été 2015, ils se trouvent face à un mur, obligés de dormir dans le froid dans la rue, avec des enfants. Face au manque de réactivité du monde politique, des citoyens et des ONGs mettent sur pied un camp de fortune, en assurant les soins d’urgence et un accueil le plus digne possible.
Elodie Francart, porte-parole de la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés, expliquait au micro de la RTBF comment ce camp s’est organisé : « On a voulu faire participer tout le monde. On a des équipes de traducteurs, on a fait un point d’accueil des citoyens pour passer l’info sur les besoins, …« [5. Voir Réfugiés à Bruxelles: « Jamais je n’aurais imaginé un camp en Belgique »].
L’implantation du parc Maximilien a finalement amené les autorités belges à ouvrir de nouvelles places dans des centres et à reprendre en main l’accueil des migrants, même si la politique mise en place fait l’objet de nombreuses critiques de la part des ONG et de la société civile.
Cet exemple montre bien les points communs des stratégies citoyennes au Sénégal et en Belgique : dans les deux cas, des citoyens ou des ONG « se bougent » pour faire face à une urgence, tout en demandant aux autorités politiques de prendre leurs responsabilités et de garantir les droits fondamentaux des populations.
En Belgique ou en Afrique, selon les urgences du contexte, des citoyens et des ONGs sont capables de sortir de cadres stratégiques prédéfinis afin de répondre au plus pressé, même si cela demande un engagement bénévole et un travail dans des conditions précaires.

Quel rapport au monde politique ?

Il est intéressant de voir que la réflexion menée en Belgique par les ONG actives dans le champ de l’éducation au développement et de la coopération internationale se fait dans un cadre légal, avec les autorités politiques et l’administration compétentes. Toutes les actions prévues par les ONG belges s’inscrivent donc dans un programme de planification à long terme approuvé par les autorités, avec subsides à la clé et contrôle régulier du bon usage des fonds publics, de l’efficience et de l’efficacité des actions menées.
Cette relation « institutionnelle » peut d’ailleurs susciter un certain malaise. Ainsi, dans une conférence gesticulée, deux militants d’ONG belges expriment leur malaise face au carcan imposé par l’administration de la coopération au développement et au manque d’espace pour proposer  des actions plus radicales[6. Radical !? Conférence gesticulée]. Il n’est pas non plus anodin de constater que 20% des ONGs belges n’ont pas réussi le « screening » imposé par l’administration, ce qui met gravement en péril leur survie. Ceci est encore plus interpellant quand on sait que ce screening ne jugeait pas la qualité des actions mais uniquement celle des procédures mises en place. De plus, selon Jérôme Duval, membre du Comité pour l’annulation des dettes illégitimes (CADTM), la multinationale Deloitte qui a mis en œuvre ce screening est un « champion de l’évasion fiscale »[7. Un champion de l’évasion fiscale pour évaluer les acteurs de la coopération non gouvernementale!].
Par contre, si l’on analyse les nouvelles mobilisations citoyennes de la société civile belge francophone, on remarque qu’elles se développent le plus souvent sans l’appui du monde politique, avec l’idée d’une forme d’autogestion et de reprise en main de la capacité collective de décision des citoyens, sans devoir en référer au monde politique[8. Voir le mémoire « Participation non institutionnelle, empowerment et transition » de Sébastien Brulez, UCL 2015.].
De même,  les mouvements citoyens d’Afrique francophone évoluent dans un contexte de méfiance face aux autorités politiques, voire d’opposition. L’indépendance vis-à-vis du pouvoir est un des critères essentiels pour la survie des mouvements citoyens : c’est ce qui fonde leur légitimité : leurs militants n’ont pas peur d’aller sur le terrain, de se confronter au pouvoir, de dénoncer les abus. Ils ne souhaitent pas s’organiser en tant que parti afin de garder une certaine indépendance d’analyse et d’action.[9. Pour en savoir plus, lire « Les nouvelles mobilisations citoyennes en Afrique : perspectives et limites », analyse de Roland d’Hoop.]

Accords ponctuels avec des partis politiques progressistes

Un mouvement comme Filimbi en RDC a, de manière ponctuelle, travaillé avec des partis d’opposition, ce qui est parfois dénoncé comme une forme d’instrumentalisation par le monde politique. Mais Floribert Anzulini pense au contraire qu’il arrive que  l’intérêt national dépasse celui des mouvements citoyens. C’est pourquoi le mouvement Filimbi a participé à la création du Front citoyen 2016[10. Regroupement d’ONG des droits de l’homme, de mouvements citoyens, de partis politiques et de personnalités publiques exigeant la tenue des élections dans les délais prévus par la Constitution congolaise et s’opposant à la prolongation du mandat de Kabila.]. L’idée était de s’unir pour permettre l’alternance politique. Cela dit, selon Floribert Anzulini, c’était une action dictée par l’urgence qui n’engage pas à long terme l’identité du mouvement Filimbi.[11. Source : conférence sur les nouvelles mobilisations citoyennes en Afrique, organisée à l’ULB le 11 avril 2016, op.cit.]
En Belgique, on voit aussi que, de manière ponctuelle, partis et associations peuvent se rejoindre lors de certaines campagnes ou manifestations. Mais la règle est malgré tout de maintenir une certaine distance afin de ne pas confondre les deux démarches. Ceci est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit d’actions menées par des groupes citoyens liées à la transition écologique qui se méfient généralement des partis politiques.

La désobéissance civile, une arme pour l’action citoyenne

En 1955 à Montgomery (Alabama, USA), Rosa Parks refusa de céder sa place assise dans un bus à un homme blanc. En posant ce geste symbolique, elle savait qu’elle violait la loi et a d’ailleurs été condamnée. Mais ce petit geste a entraîné une énorme vague de protestation, avec un boycott des bus et des manifestations immenses, si bien que la Cour suprême a fini par abroger les lois de ségrégation raciale dans les bus en 1956. Cet épisode montre à quel point les citoyens peuvent jouer un rôle dans la défense des droits civiques et de la démocratie, y compris en désobéissant à des lois injustes. C’est dans la même démarche que des mouvements africains encouragent aujourd’hui les citoyens à contester certaines lois qui permettent à des présidents de refuser l’alternance politique et de briguer un nouveau mandat.
Aujourd’hui, la désobéissance civile reste d’actualité également en Europe et en Belgique. En décembre 2014, une femme prend l’avion et voit un homme congolais menotté, ligoté et malmené par plusieurs policiers. Elle refuse alors de s’asseoir dans l’avion en signe de protestation. En mai 2016, le Tribunal de Première Instance de Bruxelles la condamne et lui inflige une amende, jugeant son comportement antisocial[12. Une femme condamnée à une amende pour s’être opposée à une expulsion].
En novembre 2015, le tribunal de Mons soulignait à l’occasion du procès des « bomspotters », ces sept activistes qui s’étaient introduits illégalement sur la base militaire de l’OTAN, qu’au contraire la désobéissance civile contribue au débat démocratique et renforce les institutions[13. Voir Selma Benkhelifa, « La désobéissance civile ne peut pas être condamnée », Le Vif du 31/05/2016]. Même victoire pour les onze militants « patatistes », condamnés dans un premier temps pour avoir arraché des patates OGM sur un champ géré par l’Université de Gand. Finalement, la condamnation pour association de malfaiteurs n’a pas été retenue et a été transformée en simple amende pour dégâts matériels[14. Voir Victoire pour les patatistes]. Comme on le voit, il n’y a pas encore de position claire de la justice belge face à cette forme de militance, considérée parfois comme un crime ou comme l’expression démocratique d’une contestation, selon le juge qui traite l’affaire.

Confrontations avec les forces de l’ordre

Au Sénégal, Aliou Sané explique que l’Etat a souvent provoqué les militants de « Y’en a marre » pour les faire basculer dans la violence et pouvoir ensuite démontrer leur côté subversif. Ils ne sont pas tombés dans ce piège, même s’il arrive que des jeunes doivent se barricader pour faire face aux assauts de la police. « Nous n’avons jamais fait de stratégie basée sur la violence », insiste Aliou[15. Extrait de la conférence sur les nouvelles mobilisations citoyennes en Afrique, organisée à l’ULB le 11 avril 2016, op. cit.].
Même si les situations ne sont pas comparables, en Belgique aussi, les militants qui défendent les droits des migrants ont souvent dû faire face à des formes de violence de la part de la police[16. Voir les rapports de l’observatoire des violences policières en Belgique]. Cela montre à quel point les droits civils et politiques ne sont pas un acquis et qu’il faut continuer à les défendre, même lorsque des lois existent pour les protéger.

L’engagement de personnalités du monde artistique ou médiatique

En Afrique, l’engagement de personnalités comme des chanteurs ou des journalistes a été très important dans l’émergence de mouvements citoyens africains. Si la chose est moins courante en Belgique, on voit qu’elle commence à voir le jour, notamment à travers le mouvement Hart boven Hard / Tout autre Chose : des intellectuels, des professeurs, des journalistes, des éditeurs, des personnalités issues du monde artistique, des militants d’ONGs, de syndicats, d’associations ou même de simples citoyens se sont regroupés pour manifester lors d’une grande parade dénonçant les mesures d’austérité et réclamant plus de soutien aux alternatives.
Si des artistes engagés prennent régulièrement la parole, rares sont ceux qui ont réellement fondé un mouvement citoyen. Par contre, en 2011, alors que le pays s’enlisait dans une crise politique sans fin, l’essayiste et écrivain flamand David Van Reybrouck et le journaliste Paul Hermant ont mis sur pied une expérience de démocratie participative : le G 1000. Il s’agissait d’inviter des citoyens tirés au sort à s’exprimer sur des sujets d’actualité pour ensuite remettre un rapport au monde politique. Le politologue français Yves Sintomer a analysé cette expérience et en a tiré un bilan très positif[17. « Le G1000 est un vrai signe d’espoir »] et la compare à une initiative semblable menée en Irlande. Mais cette expérience était un « one shot ». On est bien loin du mouvement citoyen porté par une personnalité culturelle ou intellectuelle médiatique, connue du plus grand monde, comme c’est le cas du Balai citoyen au Burkina Faso ou de Y’en a marre au Sénégal.

Utilisation de techniques artistiques à des fins politiques

On peut rapprocher l’expérience de Y’en a marre, qui organise des ateliers de rap engagés jusque dans les petits villages du Sénégal avec la mise sur pied de chorales militantes au sein de mouvements féministes ou de mouvements de solidarité avec les sans-papiers. Ces chorales fonctionnent souvent sans subsides et reflètent surtout le plaisir et l’envie d’associer l’art avec un message politique. C’est une démarche semblable que poursuivent le théâtre action ou le théâtre forum, lorsque des personnes mettent en scène leurs propres problèmes ou revendications sociales dans un spectacle[18. Voir l’analyse de Carole Van der Elst sur l’expérience de théâtre forum au sein des JM-Oxfam  et l’analyse de Roland d’Hoop « L’expression artistique, outil d’éducation »,]. On pourrait multiplier les exemples d’expositions de photos engagées, de films, de théâtre de rue, d’ « artivistes » qui veulent se servir de l’art pour faire bouger la société.[19. Voir à ce sujet les actions menées par Présence et Action culturelle (PAC)]

L’utilisation des nouvelles technologies

En Afrique comme en Europe, les réseaux sociaux et internet prennent de plus en plus d’importance dans la manière de communiquer. Les contextes africain et européen sont malgré tout très différents : même si l’accès à ces nouvelles technologies progresse très vite en Afrique[20. Aujourd’hui, grâce au développement de la fibre optique, le continent compte plus de 200 opérateurs de téléphonie mobile et plus de 50% d’Africains possèdent des portables, qui peuvent représenter jusqu’à 10% des dépenses mensuelles des foyers africains !], un grand nombre de citoyens vivant hors des villes n’y ont pas accès.  Et sur le continent noir, il n’est pas rare de voir les gouvernements recourir à la censure ou même aux coupures d’internet afin d’étouffer les contestations.
Les réseaux sociaux représentent un canal intéressant pour les ONG ou mouvements sociaux lorsqu’ils doivent mobiliser la population. En Belgique, certaines ONG telles qu’Oxfam-Solidarité, Greenpeace, Amnesty International, Achact recourent régulièrement aux pétitions en ligne afin d’attirer l’attention sur une situation et de faire pression sur l’autorité compétente. Toutefois, les pétitions sont une arme à double tranchant : si le nombre de signataires est trop faible, cette même autorité pourra utiliser cet argument pour décrédibiliser la cause défendue.
Chaque citoyen peut également créer sa propre pétition sur des sites tels que www.lapetition.be ou www.avaaz.org. L’efficacité de ces pétitions n’est évidemment pas garantie et ne suffira généralement pas à créer un rapport de force sans une mobilisation « physique » ou médiatique.

Préserver le sens de l’éducation

Marie Arena, députée européenne belge, avait invité des membres de ces mouvements citoyens africains au Parlement européen en avril 2016, dans le cadre de la semaine de l’Afrique organisée par le groupe des Socialistes et Démocrates européens[21. S&D Group Africa Week 2016]. Lors d’une conférence-débat à l’ULB, elle soulignait à quel point l’Europe avait beaucoup à apprendre de ces mouvements. Ainsi, par exemple, le miroir renvoyé par les Africains sur la manière dont s’organise l’éducation chez nous n’est pas très flatteur : caser les étudiants dans des auditoires comme des moutons, les former sans beaucoup d’esprit critique pour finalement leur donner un diplôme qui va perpétuer le système établi… Cette vision, certes un peu caricaturale, est selon les observateurs africains à l’antipode de l’éducation telle qu’on doit la concevoir. En Afrique, les mouvements citoyens n’ont pas attendu le monde politique pour mener des actions et pour mettre en place un réseau d’éducation informelle qui vise surtout à rendre les gens acteurs de changement et de leur propre développement. Cela rejoint les préoccupations d’associations belges comme CGE (ChanGements pour l’Egalité)[22. ChanGements pour l’égalité] ou l’APED (Appel pour une école démocratique)[23. L’école démocratique], ainsi que du groupe « une tout autre école », un des projets de la plate-forme « Tout autre chose »[24. Une tout autre École ? Créons-la !].

Se fédérer au-delà des frontières

Les nouvelles mobilisations citoyennes en Afrique francophone tirent aussi leur force de leur fédération au sein du Réseau panafricain des mouvements citoyens. Le fait de se sentir unis, au-delà des frontières, leur donne une légitimité et une force de résistance plus importante. De même, les villes en transition sont organisées en réseau[25. Transition Network], tout comme les mouvements paysans du monde entier, regroupés au sein de Via Campesina, parviennent plus facilement à faire bouger les lignes politiques. D’autres réseaux internationaux existent et permettent aux ONGs ou aux syndicats de s’organiser ensemble, malgré les différences de contexte entre le Nord et le Sud.

Conclusion

Cette analyse est une première approche, très succincte, des différences et complémentarités entre les mobilisations citoyennes en Afrique et en Belgique. Au-delà des différences, il y a aussi beaucoup de points communs entre ces démarches citoyennes. C’est dans l’échange et dans la confrontation des points de vue que l’on pourra voir émerger une société civile internationale plus forte, avec des ONG et des mouvements citoyens œuvrant de manière concertée pour défier les injustices et faire face aux grands enjeux d’aujourd’hui et de demain.
L’enjeu de l’éducation et de la mobilisation des jeunes en faveur d’une société plus juste, tant sur le plan local que mondial, est selon nous une priorité. Chez Oxfam-Magasins du monde, nous attachons  beaucoup d’importance à l’éducation et à la mobilisation des jeunes. Nous sommes convaincus de l’importance du travail d’éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire, qu’elle soit menée par des ONG comme la nôtre ou par d’autres acteurs de la société civile.  Nous pensons que les Objectifs de Développement Durable ne pourront être atteints qu’en se basant sur une large participation citoyenne, au Nord comme au Sud de la planète.
Roland d’Hoop