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Oxfam-Magasins du monde

"Politique, marre de s’en foutre!": quand les élèves exercent leur pouvoir citoyen

2019 Analyses
"Politique, marre de s’en foutre!":  quand les élèves exercent leur pouvoir citoyen

Cette année, la campagne « Politique, marre de s’en foutre ! » du service Mobilisation jeunes entendait faire passer comme messages principaux que la politique nous concerne toutes et tous, que les citoyen.ne.s peuvent influencer les décisions politiques et que des interpellations sont aussi possibles au niveau de l’école. Si les actions de théâtre-forum (Oxflash) se sont souvent centrées sur la compagnie Coca-cola et ses distributeurs au sein de l’école, elles ont aussi fréquemment glissé vers la problématique climatique. L’analyse synthétise les réflexions des élèves à propos des actions possibles avec, contre ou sans la direction et les professeurs. 

Bruno Gemenne
Responsable du service « Mobilisation jeunes »

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L’année 2018-2019 a connu deux séquences d’élections : les communales en octobre 2018 et les régionales, fédérales et européennes en mai 2019. La campagne annuelle du service « Mobilisation jeunes » portait donc cette année sur l’engagement citoyen et politique : faire partie d’un jeune magasin (=JM) Oxfam à l’école est une démarche résolument politique. En proposant des produits issus du commerce équitable, les jeunes envoient le message que l’école ne doit pas créer d’inégalités et que consommer, c’est voter. Les JM jouent des rôles d’influenceurs et d’influenceuses au sein de leur établissement, et cette campagne était justement destinée à exploiter au maximum cette posture.

La campagne « Politique, marre de s’en foutre ! » entendait faire passer trois messages principaux[1]Voir dossier de campagne Oxfam-Magasins du Monde : « Politique, marre de s’en foutre ! » :

  • La politique, ça nous concerne toutes et tous : tout l’environnement dans lequel évolue les jeunes des JM est le fruit de décisions politiques.
  • Les citoyen.ne.s peuvent aussi influencer les décisions politiques : c’est la tactique dite de la « tenaille » qui allie mobilisation des citoyen.ne.s et lobbying politique pour provoquer le changement.
  • Ces interpellations « politiques » pour changer les choses auprès des « décideurs » sont aussi possibles au niveau de l’école : interpeller la direction avec des demandes pour une école plus équitable et écologique par exemple.

Chaque année, entre 6 et 10 écoles accueillent en leur sein un Oxflash. Les Oxflash ont pris différentes formes depuis leur origine, mais généralement l’équipe « Mobilisation jeunes » propose une activité rassemblant une centaine de participant.e.s et appuie l’équipe JM pour qu’elle puisse organiser en parallèle des actions de sensibilisation de son choix (jeux, expos, déjeuner équitable, etc.)[2]Étude de Florine Deveseleer : « Quels sont les enjeux éducatifs du recours au théâtre-forum : le cas des Oxflash », 2017 : … Continue reading.

Depuis trois ans, nous proposons du théâtre-forum. Celui-ci se déroule en deux phases. D’abord les acteurs et actrices jouent devant un public une scène qui se termine sur un conflit non résolu lié à une injustice, une inégalité, un rapport de force. Ensuite, vient la deuxième phase où le public est invité à monter sur scène pour remplacer le protagoniste qu’on appelle l’« opprimé », c’est-à-dire celui qui subit l’injustice ou celui qui en est témoin. La personne du public, le « spectateur » improvise alors avec les acteurs et tente de rétablir la justice en proposant un nouveau dénouement à la scène. Au fil des interventions du public, on assiste ainsi à une galerie de réactions et de tentatives possibles face à une situation initiale. Le tout est orchestré par un animateur ou une animatrice appelé.e le « jocker » et qui dynamise et modère les échanges[3]Analyse « L’expérience du théâtre-forum au sein des JM », Carole Van der Elst, 2015 : … Continue reading.

Fin août 2018, une petite dizaine de jeunes issus des JM se sont retrouvés le temps d’un week-end pour créer une saynète de théâtre-forum de A à Z, en compagnie de Géraldine Boghaert, meneuse de la troupe de théâtre « Ebullition ». La porte d’entrée pour le processus de création était de partir d’exemples qu’ils et elles connaissent dans leur école et qui leur semblent incohérents avec les valeurs qu’ils veulent défendre et/ou sont prônées par l’école. Les thématiques qui sont ressorties étaient très variées, allant de la question de la nourriture proposée à la cantine aux cours de gym non-mixtes, en passant par la place accordée au vélo à l’école ou encore au sens des voyages rhétos. D’où la nécessité de recadrer à un moment du processus de création, pour que la pièce puisse traiter d’une thématique liée aux JM-Oxfam : c’est la présence des distributeurs Coca-Cola qui a été choisie. La multinationale est en effet présente dans de nombreux établissements et les critiques qui peuvent lui être adressées recouvrent une bonne partie de ce contre quoi lutte Oxfam : concentration de pouvoir dans la chaine de production, travail indécent, pollution des nappes phréatiques, omniprésence de la publicité, violation des droits des populations indigènes.

Cette analyse a pour objectif d’étudier les réactions apportées par les élèves dans ces séances de théâtre-forum : nous le verrons, celles-ci sont très éclairantes sur leur prise de conscience ou non de leur pouvoir en tant qu’élèves et citoyen.ne.s et l’image qu’ils ont de leurs encadrants et encadrantes. Avant de nous pencher sur ces réactions, il faut souligner que faire entrer du théâtre-forum dans les écoles est un acte par essence subversif. Il ne s’agissait en aucun cas de faire le procès des écoles et/ou des directions, mais bien de faire réfléchir les élèves sur les incohérences de l’environnement dans lequel ils évoluent. L’originalité du dispositif n’est pas dévoilée à l’avance et, tant élèves que profs, se retrouvent dans le théâtre-forum sans en connaître véritablement la teneur. C’est ce qui fait le sel et l’intérêt de l’exercice. Si les Oxflash ont recueilli un franc succès dans les écoles où ils ont eu lieu, une école nous a cependant exprimé son mécontentement, se sentant injustement remise en cause.

Enfin, la Belgique a connu en cette première moitié 2019 l’émergence des grèves climatiques, portées par les jeunes tous les jeudis, et qui ont considérablement influencé le contenu de ces Oxflash : à de nombreuses reprises, les interventions des élèves ont dévié sur ce sujet,la forme du théâtre-forum étant suffisamment souple pour les laisser s’exprimer et refaire le lien avec le sujet de départ. Les grèves climatiques ont quelque part parfaitement exemplifié l’objectif de notre campagne.

Quand les élèves jugent leur école incohérente… ainsi qu’eux-mêmes !

Le trait marquant quand on analyse les réactions des jeunes durant la séance de théâtre-forum est qu’ils ne se privent pas d’être durs envers leur école, mais aussi par rapport à eux-mêmes. De nombreuses incohérences sont mises en avant. Un élève rapporte que dans son école, le voyage des rhétos est notamment financé par la vente de roses qui proviennent du Kenya, commerce bien connu pour ses violations des droits humains et environnementaux. Un autre rapporte que son école est très active sur les questions liées au climat et organise toute une série d’actions de sensibilisation… mais qu’il n’est pas possible de régler les chauffages dans les classes et que ceux-ci continuent à tourner pendant le printemps.

Critiques envers l’école… mais aussi envers eux-mêmes. Les participant.e.s doutent par exemple très fort du fait que les élèves accueilleraient positivement la disparition des machines Coca : « Si on supprime les distributeurs, tout le monde va aller acheter sa canette au Colruyt à côté sur le temps de midi », « C’est le problème de l’offre et de la demande : on sait que Coca ce n’est pas bien, mais on en achète quand même tous », « Quand on réfléchit à ce qu’on mange… ça plombe l’ambiance ! On préfère ne pas se poser de questions ». La question des grèves climat fait également réagir : « Plein d’élèves sont preneurs pour aller manifester pour le climat et rater les cours, mais quand il s’agit d’organiser des actions à l’école, il n’y a malheureusement plus personne… ».

Un autre élément que nous avons relevé est qu’une grande majorité des élèves connaissent les critiques que l’on peut faire à Coca-Cola, mais ces connaissances restent incomplètes. Les dommages environnementaux causés par la boisson gazeuse sont par exemple très méconnus.

Enfin, les participant.e.s sont très conscient.e.s du lien contractuel qui existe entre Coca-Cola et les écoles : les distributeurs amènent des rentrées financières non-négligeables pour celles-ci. Clara signale par exemple que « Si on remplace les machines par des fontaines à eau, il va falloir trouver un moyen de combler la perte d’argent pour l’école. Par exemple, en diminuant les photocopies pour les cours. ». Une autre élève : « Arrêter Sodexho à la cantine, c’est impossible pour l’école. C’est hyper pas cher. C’est important pour l’école. Par contre on pourrait exiger de Sodexho qu’ils proposent des produits sains et respectueux ».

Lors de l’élaboration de la pièce, nous avions fait attention à ne pas faire de l’auto-promotion pour les produits Oxfam, afin de ne pas être accusés de récupération commerciale par les écoles. Cependant, le rôle des JM a souvent été mis en avant : « On pourrait mettre en place un autre contrat quand celui avec Coca sera fini. Avec Oxfam par exemple », « Vendre des gourdes Oxfam », « Il faudrait que le magasin Oxfam soit plus près de la cafet et pas perdu dans un coin ».

Avec, sans ou contre la direction

L’angle d’attaque pour étudier les réactions des élèves durant les Oxflash est leur vision de la direction et de leurs encadrant.e.s (profs, educateurs/trices) comme allié.e.s ou non du changement qu’ils voudraient voir apparaître au sein de leur école. Nous allons donc analyser comment les jeunes se positionnent et proposent du changement dans leur établissement avec, sans ou contre l’avis de la direction.

Plus de la moitié des interventions des élèves proposaient une stratégie de changement en incluant leurs professeurs et leur direction : il s’agit d’une majorité des avis. Ces derniers sont vu comme des leviers incontournables pour faire changer les choses et il convient de provoquer du changement main dans la main avec eux. Soit suite à leur initiative, soit en les sensibilisant pour qu’ils soient convaincus d’aller dans la bonne direction.

Maëline : « Il faudrait créer un comité pour aller voir le directeur, pour le sensibiliser à tout ce qu’on peut faire dans l’école pour le climat. Il faut l’informer, lui envoyer une lettre avec nos demandes et nos arguments ». Mathis : « Pour mettre du café équitable dans la salle des profs, il faut demander de voir le directeur pour le sensibiliser, parce qu’on n’arrivera jamais à convoquer tous les profs ». Un autre élève est convaincu que la direction veut du changement et s’exprime en ce sens : « Le dirlo, il ne demande pas mieux que son école soit environnementale : ce qu’on doit faire c’est aller le trouver pour imaginer des trucs à faire ensemble ». Une des fiches d’action de notre campagne « Politique, marre de s’en foutre », proposait justement une sorte de kit de mobilisation pour demander du changement à la direction : une lettre type était notamment proposée aux JM pour interpeller le cadre enseignant[4]Voir « Dossier d’interpellation : Changer mon école, c’est faire de la politique aussi » : … Continue reading.

Plusieurs idées ont émergé durant les Oxflash : écrire des courriers, faire une pétition signée par les élèves, mais aussi questionner la direction sur les différents fournisseurs de l’école et rédiger des argumentaires par rapport à ceux-ci. Beaucoup d’élèves sont persuadés que les directions ne connaissent pas tous les reproches que l’on peut adresser à une firme telle que Coca-Cola par exemple.

Deux éléments sont aussi revenus à de nombreuses reprises. Le premier est celui de former une masse critique : si beaucoup d’élèves se joignent à la cause, la direction sera plus encline à changer et à mettre fin à son contrat avec Coca-Cola. Alice : « Il faut motiver les gens, les sensibiliser en passant par le conseil des délégués. Il faut leur donner de vrais arguments en passant dans les classes et en placardant des affiches. On fait une pétition, c’est plus administratif […] la direction va aimer ». Deux autres : « Il faut mettre les élèves, mais aussi les profs dans le coup. Ça fait du poids ! », « Si plus aucun élève n’achète des canettes de Coca, ça ne rapportera plus rien pour l’école et donc ils vont bien devoir changer ». Le deuxième élément est l’importance d’être propositionnel pour la direction : « Le but, ce n’est pas de se mettre le directeur contre nous, c’est pas constructif et ça va servir à rien. Il faut lui montrer ce qu’on veut et lui prouver que c’est bien pour son école ».

D’autres jeunes vont encore plus loin et dépassent le cadre de l’école : « Ce qu’on doit vraiment demander, c’est que les écoles ne soient plus sous-financées. Si on avait de l’argent, on pourrait se passer de Coca-Cola ». Le rôle du politique apparait ici très clairement et le retrait des machines Coca des établissements est vu dans un cadre plus global et dans une vision davantage transversale et systémique. D’autres voient les questions climatiques de manière stratégique : être une école à la pointe en termes d’économies d’énergie et d’alimentation saine renvoie une bonne image de l’établissement et il faudrait jouer là-dessus pour convaincre la direction. Achille : « Il faut en parler dans la presse, ça lui permettra de se faire passer pour un directeur modèle ». Certaines réactions prennent la logique inverse et voient l’école très progressiste sur les questions climatiques, en créant des comités climat par exemple et en permettant de participer aux grèves scolaires sans condition, afin de se donner une bonne image et de faire parler d’elle.

Contre : quand les élèves n’hésitent pas à être désobéissants

Les mouvements sociaux ont connu ces dernières années une recrudescence d’actions dites de désobéissance civile[5]Pour une description plus précise de ce que ce terme recouvre, lire l’analyse « Les actions de désobéissance civile constituent-elles un enjeu pour Oxfam-Magasins du Monde ? », Bruno Gemenne, … Continue reading. A leur petite échelle, les élèves n’hésitent pas à proposer des actions désobéissantes et qui les exposent à une sanction. Ici aussi, la notion de masse critique revient souvent : plus ils et elles seront nombreux et nombreuses à y participer, plus l’action acquerra de la légitimité. Morgane propose « On prend un maximum de gens d’accord avec nous et on se ligote aux machines. Ou alors on bloque l’entrée des pièces ». Un autre élève propose de débrancher les machines à Coca et d’organiser un sitting devant.

Des actions encore plus originales sont proposées, en y intégrant des personnes tierces à l’école : « Pour que les profs soient obligés de consommer du café équitable, on pourrait piquer la clé de leur réserve à café, ou encore mettre le concierge dans le coup ». Un autre jeune propose même de suggérer aux parents d’arrêter de payer toutes les factures de l’école tant que du changement n’est pas intervenu ! On le voit, les jeunes ne manquent pas d’originalité pour faire passer leurs idées.

Il est ici intéressant d’établir un parallèle avec les grèves climatiques : celles-ci étaient clairement désobéissantes vu que les élèves étaient censés être en classe et pas dans la rue pour manifester. Dans les réactions que nous avons reçues, on perçoit clairement un transfert d’actions désobéissantes que les élèves pourraient mener à l’extérieur de l’école à l’intérieur de celle-ci. Au nom d’une cause supérieure, les jeunes sont prêts à enfreindre certaines règles imposées par leur établissement scolaire pour faire avancer leurs idées et défendre leurs valeurs.

Sans : quand les élèves sont désillusionnés et ne comptent que sur eux-mêmes.

Bien qu’assez minoritaires, des élèves ont exprimé l’urgence de la situation et le fait qu’il ne fallait plus attendre quelque chose de l’institution scolaire : le changement se fera sans elle, car l’enseignement est trop lent à réagir. La citoyenneté se joue maintenant en dehors de l’école et cette dernière est vue comme une institution trop lente et rétive au changement. L’action est d’abord vue comme individuelle et la responsabilité est renvoyée à chacun et chacune. C’est en changeant nos habitudes de consommation que les choses changeront. « Au lieu de prendre des assiettes énormes à la cantine et donc de faire plein de bouffe qui est jetée, je préfère prendre des petites portions et venir me resservir si j’ai encore faim », « C’est nous qui achetons des cannettes : il faut faire comprendre aux gens que consommer Coca c’est ringard, mauvais pour la planète et pour notre santé. La solution, c’est que plus personne n’achète du Coca, tout simplement ».  Anabelle résume finalement assez bien les avis que l’on peut ranger dans cette catégorie : « Y en a marre d’essayer de faire changer les choses, l’école ne suivra jamais. Les seuls responsables, c’est nous, alors on n’a qu’à réfléchir à ce que l’on fait et à ce que l’on achète. ».

Conclusion

Cette année encore, les Oxflash ont suscité énormément de réactions de la part des élèves, mais aussi des enseignants et enseignantes qui y ont assisté. Les réactions des jeunes ont été riches en enseignements et nous questionnent fort dans nos pratiques et dans le projet pédagogique que nous proposons avec les JM. Une chose est sûre, les jeunes se voient acteurs et actrices de leur avenir et sont pour la plupart conscient.e.s de l’urgence écologique. Ils font preuve de créativité et n’ont pas peur de questionner les règles et le système dans lequel ils évoluent. De petites victoires leur font prendre de plus en plus conscience de leur pouvoir citoyen.

Dans les réactions que nous avons recueillies lors de ces séances de théâtre-forum, nous pouvons constater que les interventions s’articulant autour d’actions avec, contre ou sans la direction font écho aux différentes tensions qui traversent la société civile concernant la lutte contre le réchauffement climatique. Faut-il rentrer dans le jeu et essayer de le faire changer de l’intérieur ? Faut-il rentrer en opposition frontale avec le pouvoir établi (quitte à pratiquer la désobéissance civile) ? Ou faut-il au contraire créer de nouveaux possibles en by-passant les lieux de pouvoir ? Le débat est ouvert et vit déjà dans les écoles !

Notes[+]