Le jeudi 1er février 2024 démarre en Belgique francophone l’action « Un mois sans supermarché ». Conjointement organisée par Oxfam-Magasins du monde et ConsomAction, elle implique entre autres la distribution d’un « guide de survie du mois sans supermarché » dans différents points de vente et lieux symboliques. Pour Oxfam-MdM, cette action s’inscrit dans le cadre de sa campagne sur l’agroécologie, lancée depuis fin septembre 2023. Passage en revue dans cette analyse des raisons pour lesquelles dénoncer la grande distribution et promouvoir les alternatives fait sens dans une perspective agroécologique.
Le mois sans supermarché est un concept né en Suisse en 2017 sous l’appellation « Février sans supermarché »[1]. Déclinée depuis dans plusieurs pays, dont la Belgique, l’initiative consiste, en tant que défi collectif, à se passer de supermarchés durant un mois, à l’instar de la tournée minérale ou du « dry january » par exemple. L’idée n’est pas ici de faire un boycott total de la grande distribution mais bien d’inviter les consommateurs/trices à (re)découvrir les commerces alternatifs, du type circuits-courts, de proximité, biologiques, sans emballage, coopératifs, en économie sociale ou commerce équitable, etc. Une occasion donc de (re)devenir acteur/rice de sa consommation et de manger de façon plus durable[2]. Mais dans quelle mesure cela cadre-t-il avec l’agroécologie, ses principes et la campagne d’Oxfam-MdM ?
Une commercialisation au service et non à l’encontre de la transition
A première vue, on pourrait penser que l’agroécologie concerne essentiellement les étapes de production agricoles – dans l’idée de s’allier avec la nature pour adopter des pratiques plus durables, du type agroforesterie, absence de labour ou de pesticides, etc. – et que les modes de commercialisation des produits correspondants importent finalement peu. Mais de fait, l’agroécologie est un concept beaucoup plus large et systémique, qui s’applique à l’ensemble des systèmes alimentaires, donc aussi sur les étapes de transformation, distribution et consommation.
Et c’est logique, puisque l’aval des filières, notamment les pratiques de distribution, conditionnent fortement ce qu’il est possible de faire en amont. Les politiques de prix bas de la grande distribution ainsi que ses pratiques commerciales le plus souvent inéquitables (voir plus bas) bloquent ou rendent très difficiles la transition pour les agriculteurs/rices souhaitant s’y engager. Dans un monde agricole en grande précarité, transitionner vers des pratiques agroécologiques nécessite des investissements (ex. dans de nouveaux équipements) et est par nature très risquée, du fait par exemple de pertes potentielles de rendements (en particulier les premières années, en attendant la restauration de la vie du sol, détruite par les pratiques conventionnelles).
A l’opposé des pressions exercées par la grande distribution, il faut donc sécuriser économiquement cette transition, via des circuits commerciaux assurant de meilleurs prix et conditions commerciales en faveur de l’agroécologie (ex. commerce équitable Nord/Nord, circuits courts de proximité).
L’agroécologie, une remise en cause des rapports de pouvoir
Au travers par exemple de son principe 10 d’équité[3], l’agroécologie vise aussi à « transformer les structures de pouvoir » au sein des systèmes alimentaires. Cela implique une lutte (politique) contre ses acteurs les plus puissants, dont fait sans aucun doute partie la grande distribution, qui a « accaparé la gouvernance du système », dixit Nicolas Bricas, socio-économiste de l’alimentation au Cirad[4]. Ce pouvoir démesuré, acquis progressivement et en parallèle de la financiarisation et de l’intensification des systèmes alimentaires, permet à la grande distribution d’imposer ses conditions commerciales à la plupart des autres acteurs des chaines d’approvisionnement alimentaires.
La campagne d’Oxfam « Derrière le code barre » rappelait ainsi en 2018 que les Européens effectuaient 70% de leurs achats alimentaires dans les hypermarchés et supermarchés et que les 10 plus grands distributeurs en Europe possédaient presque la moitié du commerce de détail. Le constat est similaire en Belgique, où les 5 plus grandes chaînes de supermarchés captent 85% du marché[5].
Cette domination de la grande distribution n’est pas sans conséquences sur l’amont des chaines. Derrière l’abondance des rayons, elle exerce une pression continue sur ses fournisseurs pour les amener à réduire leurs coûts. Ainsi, seulement 14 % du prix final d’un produit dans les rayons d’un supermarché reviennent en moyenne aux producteurs/trices, contre 30 % dans la poche des supermarchés[6].
Ajoutée aux difficultés croissantes de la profession (ex. risques climatiques, contraintes réglementaires), cette pression contribue largement à la précarisation accrue du monde agricole (ex. endettement, surcharge de travail, diminution des vocations, inflation foncière, etc.), ce aussi bien au Nord qu’au Sud[7].
Aussi un problème de pratiques commerciales
En plus de faire pression sur les prix, la grande distribution a pris l’habitude de transférer une part importante des risques liés à la production agricole aux acteurs en amont des chaines, en particulier les agriculteurs/rices, via toute une série de pratiques commerciales inéquitables. Cela peut par exemple consister à annuler des commandes à la dernière minute ou à ne pas payer les factures à temps.
Pour lutter contre ce fléau, une Directive européenne datant de 2019 (en anglais « Unfair Trading Practices Directive ») interdit une série de 16 pratiques commerciales (dites déloyales, car imposées de manière unilatérale par un partenaire commercial sur un autre plus faible, voir encadré). Une dizaine de ces pratiques sont sur une « liste noire », c’est-à-dire qu’elles sont bannies quelles que soient les circonstances (ex. retards de paiement pour les produits livrés, annulations tardives unilatérales ou modifications de commande rétroactives). Les 6 autres de la « liste grise » sont interdites sauf si elles sont stipulées de manière claire et non équivoque dans un contrat de fourniture (ex. renvoi de produits invendus au fournisseur sans les payer, transfert des frais de promotion)[8].
Transposée en Belgique en 2021 et actuellement soumise à un processus d’évaluation, cette Directive constitue une amélioration, qui donne en théorie l’opportunité de réguler les pratiques les plus dommageables. Ce premier pas reste cependant largement insuffisant, du fait notamment des difficultés d’opérationnalisation de la législation. Le dernier rapport annuel du SPF Finance note ainsi très peu de plaintes signalées (et sans que les enseignes impliquées soient citées). « Les fournisseurs hésitent à porter plainte, car ils craignent une forme de représailles de la part de l’acheteur et ne souhaitent pas mettre en péril leur relation durable et future »[9].
– Patrick Veillard –
Pratiques sur la liste noire
- Retards de paiement de l’acheteur : payer après 30 jours pour des produits périssables ou après 60 jours pour d’autres produits agro-alimentaires.
- Annulation d’une commande dans un délai très court.
- Changements unilatéraux dans un contrat de fourniture de produits.
- Demandes de paiements par le fournisseur qui ne sont pas liés aux produits.
- Demandes au fournisseur de payer pour la détérioration ou la perte de produits même après que ceux-ci sont passés dans les mains de l’acheteur.
- Refus d’effectuer un contrat écrit.
- Acquisition, utilisation ou révélation de secrets commerciaux du fournisseur.
- Menace de représailles commerciales lorsque le fournisseur revendique ses droits.
- Exigence que le fournisseur supporte les coûts des plaintes de clients.
- Transfert, vers le fournisseur, des coûts liés à l’examen des plaintes des clients.
Pratiques sur la liste grise
- Retour des invendus.
- Paiement du stockage, de l’exposition et du référencement des produits par le fournisseur.
- Paiement de la promotion par le fournisseur.
- Paiement de la commercialisation par le fournisseur.
- Paiement de la publicité par le fournisseur.
- Paiement, par le fournisseur, de l’aménagement des locaux par le personnel de l’acheteur.
Des tentatives de durabilité limitées, voire trompeuses
Alors certes, certains distributeurs font des tentatives pour « durabiliser » leur offre alimentaire (i.e. en bio, équitable, local, vrac, etc.), ce que d’aucuns pourraient considérer comme les premières briques de chaines plus agroécologiques. Mais outre que ces timides avancées se font sous la pression de la société civile, elles se limitent le plus souvent à quelques (gammes de) produits, dans le but de répondre aux demandes spécifiques d’une frange des consommateurs/trices ou pour améliorer leur image globale, sans changement fondamental des pratiques d’approvisionnement ou du modèle commercial.
Concernant l’offre de produits durables, Super-Liste, une enquête sur la performance en matière de durabilité des supermarchés en Belgique, montre que ces derniers n’incitent pas à consommer plus durable, c’est même plutôt le contraire. L’analyse montre ainsi qu’il n’y a le plus souvent qu’une seule offre d’alternative labellisée (ex. bio, pêche durable MSC, Fairtrade)[10] par catégorie de produit (voire aucune pour certaines chaines) ; que deux tiers des plats préparés proposés contiennent de la viande ou du poisson ; et enfin que 70 % des offres promotionnelles concernent des produits carnés[11].
En matière de greenwashing, l’exemple le plus récent (et frappant) est sans doute celui du « tout local », auquel une grande partie des acteurs de la grande distribution s’est convertie, en particulier durant la crise Covid. Outre le pionnier en Belgique Carrefour, on a ainsi vu en 2021 Delhaize se renommer le temps d’un mois « Belhaize », en référence à l’origine belge de 70% de son assortiment et à ses 1600 fournisseurs belges. Mais leur définition du local est très large, sachant que le local n’est pas toujours synonyme de durable[12].
De plus, avec la guerre en Ukraine et l’inflation, les grandes enseignes reviennent déjà vers leur cœur d’affaires, « les petits prix et le hard discount ». Ce qui fait dire à Pietro Zidda, professeur de marketing et de management à l’Université de Namur, que local et grande distribution sont « antinomiques ». Pour affirmer cela, il invoque la grande taille de ces acteurs[13] ainsi que leurs contraintes en matière de continuité dans l’approvisionnement, de maîtrise des coûts ou de calibrage de l’assortiment[14].
Ce dernier point est particulièrement symptomatique du décalage entre grande distribution et agroécologie. Cette dernière suppose en effet une diversification importante des cultures (ex. des mélanges de plantes sur une même parcelle et/ou de nombreuses rotations culturales). Cela amène à une grande hétérogénéité des produits et approvisionnements, hétérogénéité à laquelle les circuits classiques de distribution ne sont pas du tout adaptés[15].
Une Directive européenne toute récemment adoptée devrait bannir les allégations environnementales génériques et vagues (du style « produit vert », « bon pour le climat » ou « naturel ») et obliger les marques à prouver, quand elles le revendiquent, leurs « performances environnementales », par exemple via des études d’impact ou des labels reconnus (i.e. publics ou accrédités). Il reste à espérer qu’une fois transposée en droit national (endéans les deux ans), cette loi améliorera quelque peu les pratiques de la grande distribution[16].
Des alternatives pour reprendre en main notre alimentation
On le voit, la grande distribution et son modèle d’affaires, sa prévalence au sein des territoires (où elle est souvent le premier employeur), sa (sur)puissance, voire son « soft power », font qu’elle est ontologiquement incompatible avec l’agroécologie[17]. Nombre de principes de cette dernière prônent au contraire des systèmes alimentaires équitables, sains et diversifiées (principe 9) ; des revenus et des conditions de travail justes (principe 10) ; ou encore des circuits de distribution équitables et courts (principe 11).
C’est la raison pour laquelle le mois SANS supermarchés est aussi un mois AVEC, qui met l’accent sur les alternatives à la grande distribution respectant les principes de l’agroécologie et de l’économie sociale : les ventes directes à la ferme, les paniers de légumes, les initiatives et petits commerces locaux, les coopératives de consommateurs et/ou de producteurs, les magasins biologiques, de commerce équitable, de seconde main, de vrac, etc.
L’idée n’est évidemment pas ici d’idéaliser toutes ces structures, en les confrontant de manière binaire avec tous les types de supermarchés (qui forment d’ailleurs un continuum de pratiques en matière de durabilité). La plupart de ces alternatives restent perfectibles, par exemple au niveau environnemental ou économique (de manière inhérente mais aussi du fait de l’environnement économique très concurrentiel généré par les acteurs conventionnels)[18].
Mais prises dans leur globalité, à l’échelle d’un territoire, elles tendent à « faire système » : des systèmes alimentaires durables, reterritorialisés, résilients, justes, etc., dans lesquels les différents acteurs – producteurs, artisans transformateurs, groupes d’achats de consommateurs – s’organisent pour « inventer de nouvelles façons de se relier et d’être solidaires », selon les mots de N. Bricas. Cela peut paraître trop ambitieux voire naïf mais en ces temps de crises, n’est-il pas plus que temps de « Reprendre en main notre alimentation » ?
Notes
[1] En vert et contre tout. Février sans supermarché, l’édition 2023 est lancée !
[2] Ecoconso. 17/01/2023. Février sans supermarché : on (re)met le couvert ?
[3] Voir les 13 principes HLPE de l’agroécologie. Source : HLPE. 2019. Approches agroécologiques et autres approches novatrices. Pour une agriculture et des systèmes alimentaires durables propres à améliorer la sécurité alimentaire et la nutrition.
[4] Raisiere Y. 13/09/2021. Opération Belhaize : un piège à éviter. Tchak n°6 (été 2021).
[5] Rikolto, Test Achats. Novembre 2022. Super-Liste. Si l’on examine par type de points de vente alimentaire, 80% des parts de marché en Belgique sont le fait des magasins F1 et F2 (soit des magasins de 2000 et 800m² en moyenne). Si on ajoute le hard discount, on est à 95% des ventes qui se font via des grands magasins. Ces chiffres ne reprennent pas les boucheries, poissonneries ou magasins spécialisés en diététique. Source : Nielsen, cité par Gondola.
[6] Oxfam. 20/06/2018. Derrière le code-barres : des inégalités en chaînes. Et sans parler de la casse sociale, cf. les derniers plans de restructurations en Belgique : Carrefour (1.200 travailleurs en 2018), Delhaize (2.500 salariés en 2014), Cora (450 départs entre 2014 et 2017) ou encore Makro (505 départs en 2016). Gelin R. 05/08/2020. La grande distribution alimentaire vainqueure du confinement. Drapeau rouge n°81.
[7] Le report de la campagne « Derrière le code barre » donne ainsi les exemples de victimes du travail forcé à bord de bateaux de pêche en Asie du Sud-Est, de salaires de misère dans les plantations de thé indiennes ou de famines dans les exploitations de raisin en Afrique du Sud. Oxfam. 20/06/2018. Derrière le code-barres : des inégalités en chaînes.
[8] FTAO, OI, Traidcraft, SOMO, IFOAM. August 2019. The Unfair Trading Practices Directive: a transposition and implementation guide.
[9] Waterbley S. 17/04/2023. Rapport annuel sur les pratiques commerciales déloyales dans les relations interentreprises au sein de la chaîne d’approvisionnement agricole et alimentaire 2022.
SPF Economie, P.M.E., Classes moyennes et Energie.
[10] Seuls 15 labels ont été retenus par Super-Liste. Parmi ceux-ci, des labels exigeants comme le bio européen ou Fairtrade, mais aussi des (nettement) moins exigeants comme Rainforest Alliance. Ecoconso. 22/11/2022. Super-Liste : quel est le supermarché belge le plus durable ?
[11] Rikolto, Test Achats. Novembre 2022. Super-Liste.
[12] Comme l’indique N. Bricas, « le local peut un peu contribuer à rendre le système plus durable, mais ce n’est absolument pas suffisant. Le vrai défi, c’est de rediscuter des modes de production agricole, des risques sanitaires liés à ces modes de production ou encore des problèmes sociaux qu’ils posent ». Tchak. 14/09/2021. Alimentation: « Sans la solidarité, le local est juste un alibi ».
[13] L’une des conséquences de cette taille est par exemple le fait que ces grands groupes ont des actionnaires, dont la plupart sont opposés à la transition. C’est le cas de « Belhaize », dont les plus gros actionnaires – Black Rock, Vanguard, Amundi – sont des fonds mondiaux, eux-mêmes actionnaires de Bayer-Monsanto ou BASF par exemple. Raisiere Y. 13/09/2021. Opération Belhaize : un piège à éviter. Tchak n°6 (été 2021).
[14] Winkel J. 01/02/2023. Alimentation : la guerre du local. Alter Échos n° 508.
[15] Veillard P. Juillet 2023. Développement de filières agroécologiques en Belgique. Pour une approche territoriale et équitable. Etude Oxfam-Magasins du monde.
[16] Le Soir. 17/01/2024. Les consommateurs mieux protégés contre le greenwashing et l’obsolescence programmée.
[17] Dans une note de 2022 pour la Fondation Jean Jaurès intitulée « La société du supermarché », le sondeur Jérôme Fourquet de l’IFOP et le communicant Raphaël Lorca estiment que les géants de la grande distribution, par leur maillage étroit du territoire français, ont même été jusqu’à remplacer, dans la tête et les pratiques des Français, des corps intermédiaires aussi puissants que l’Eglise, le Parti communiste, voire l’Etat lui-même. Le Monde. 26/07/2022. « Les supermarchés ont gagné la bataille de l’imaginaire ».
[18] Au niveau environnemental par exemple, les circuits de proximité sont fréquemment peu optimisés logistiquement, ce qui entraine des dépenses énergétiques et donc des émissions accrues par unité de produit. Au niveau économique, l’implication des agriculteurs dans des circuits courts n’a de plus-value économique que si une série de conditions sont réunies (ex. organisation collective, formations en techniques de vente, accessibilité des structures de transformation). Voir : Veillard P. Juillet 2023. Développement de filières agroécologiques en Belgique. Pour une approche territoriale et équitable. Etude Oxfam-Magasins du monde.