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Règlement anti-déforestation de l’Union européenne: quels impacts pour les petits producteurs de cacao ?

2025 Analyses
Règlement anti-déforestation de l’Union européenne: quels impacts pour les petits producteurs de cacao ?

Tout le monde ne le sait pas forcément, mais croquer son chocolat ou siroter son café peut avoir de lourdes conséquences de l’autre côté de la planète, leur consommation étant souvent la cause d’une déforestation dite « importée ». Pour lutter contre ce phénomène, auquel elle contribue de manière significative, l’Union européenne a décidé en 2022 de mettre en place un règlement anti-déforestation. Siglé RDUE, ce règlement obligera les importateurs d’une série de commodités à identifier et atténuer les risques de déforestation liés à leurs approvisionnements[1]. Quels sont les opportunités et les risques (notamment d’implémentation) de cette loi, objet en 2024 de nombreux combats et retournements législatifs ? Examen au travers de l’exemple du cacao ouest africain, d’où proviennent de nombreux produits chocolatés Oxfam[2]

Commençons par un résumé des grands principes de ce règlement RDUE. En bref, il vise à interdire la mise sur le marché de produits ayant contribué à la déforestation ou à la dégradation des forêts, et ce après le 30 décembre 2020. Il couvre sept commodités (café, cacao, caoutchouc, huile de palme, soja, bœuf et bois) ainsi que certains produits dérivés comme le cuir, le charbon de bois ou le papier imprimé. Pour être conformes, ces produits devront notamment être zéro déforestation (selon la définition FAO) ; légaux (selon les lois du pays d’origine) ; et faire l’objet d’une déclaration de diligence raisonnée. Cette dernière implique d’identifier, d’évaluer et d’atténuer les risques, notamment en retraçant les produits jusqu’à leur parcelle d’origine (principe de géolocalisation).

Il faut sauver le soldat RDUE

Voté avec une écrasante majorité au Parlement européen en 2022, le RDUE est officiellement entré en vigueur en juin 2023. Mais il a fait depuis l’objet de vigoureuses contre-attaques. D’abord en avril 2024 de la part d’une vingtaine de pays membres de l’UE, puis fin 2024, du nouveau Parlement dominé par la droite conservatrice et l’extrême-droite, le tout dans un contexte de recul écologique généralisé. Si les amendements proposés sont finalement restés lettre morte, l’application du texte a tout de même été reportée d’un an par la Commission, notamment du fait de son retard à publier les documents d’orientation[3]. Le soldat RDUE est-il sauvé pour autant ? Cela serait évidemment trop simple.

Car la loi est aujourd’hui encore très critiquée, notamment par les pays les plus directement concernés (tels le Brésil et son soja, ou l’Indonésie et son huile de palme). Ces derniers concentrent leurs attaques sur le système dit de « benchmarking », qui consiste à classer les pays en trois niveaux – faible, standard, fort – selon leur risque de déforestation. Plus un niveau est élevé, plus les exigences de diligence raisonnée sont accrues et les contrôles par les autorités compétentes sont fréquents. D’après Alain Karsenty, économiste au CIRAD, « de nombreux pays considèrent ce système comme orienté, discriminatoire et punitif. Ce n’est pas vrai selon les règles de l’OMC (même si c’est ressenti comme tel) car la traçabilité est demandée à tout le monde ».

Ce y-compris les pays européens, ce qui a d’ailleurs amené une série d’entre eux, découvrant sur le tard le règlement et inquiets pour leurs secteurs agricoles et forestiers[4], à presser pour l’introduction d’une nouvelle catégorie, dite de risque zéro. « L’amendement introduisant ce niveau additionnel, qui enlevait les dernières contraintes fortes du RDUE, était beaucoup plus limite au regard de l’OMC, raison pour laquelle il a finalement été retiré » explique A. Karsenty.

Pressions (et concessions) politico-diplomatiques

Mais le risque reste important que, sous pression politico-diplomatique, le système perde de sa crédibilité d’ici fin 2025 (nouvelle date de la mise en œuvre, suite au report fin 2024), comme l’illustre le cas du traité UE-Mercosur. L’accord récemment signé avec le bloc sud-américain pourrait permettre à ses pays membres – dont le Brésil, l’un des pays au plus fort taux de déforestation au monde – d’éviter d’être classés dans la catégorie à risque élevé (du fait d’un « cadre de coopération » lié à l’accord commercial, qui impliquerait plus d’échanges « d’informations sur les efforts en matière de lutte contre la déforestation »)[5].

Un autre angle d’attaque vis-à-vis du RDUE concerne la définition de la forêt ayant été utilisée. Pour éviter que les pays exportateurs adaptent stratégiquement leur définition, l’UE a choisi la définition « universelle » de la FAO, qui implique notamment une surface de plus de 0.5 hectare et un couvert forestier de plus de 10%[6]. De nombreux pays ayant des définitions différentes, un produit légal dans ces pays d’origine pourrait être refusé à l’import dans l’UE, ce qui pose de nombreux problèmes de souveraineté sur l’usage des terres et laisse présager de représailles commerciales et autres plaintes pour protectionnisme des pays tiers vis-à-vis de l’UE au sein de l’OMC.

Dans ce contexte, il existe un risque important que le règlement détourne certains importateurs des pays les plus à risque (tels la République Démocratique du Congo (RDC) ou le Cameroun, qui ont encore un important couvert forestier[7]) avec comme victimes collatérales leurs petits producteurs, privés de débouchés vers l’UE. « Ces pays se défendent en arguant qu’ils déforestent pour faire du cacao sous ombrage, en agroforesterie, ce qui amène un couvert forestier supérieur aux 10% de la définition FAO de la forêt » indique A. Karsenty. « Mais ils le font en changeant l’usage des terres, ce qui, toujours selon la FAO, correspond à de la déforestation ». Consciente du problème, la Commission semble prête à faire des concessions au cas par cas. Selon le chercheur, elle parle ainsi d’exceptions dans certains documents de travail, notamment dans le cas de « productions à petite échelle de produits connexes ».

Un manque d’accompagnement des petits producteurs

Un autre défaut majeur du RDUE, selon de nombreux acteurs de la société civile, est le manque d’accompagnement des petits producteurs dans la mise en conformité au règlement. Pour Julie Stoll, déléguée générale chez Commerce Équitable France, « on ne peut traiter de manière similaire le cacao et le soja par exemple. La production de ce dernier est dominée par des acteurs très puissants et dont les causes de déforestation sont très différentes du cacao, produit à 80% par des petits producteurs en agriculture familiale. Pour que les exigences de traçabilité du RDUE ne deviennent pas pour eux un fardeau supplémentaire, il faut leur allouer davantage de moyens. Or, à ce stade, seul l’article 11 du règlement évoque la possibilité (et non une exigence) de soutien, notamment financier. Il faut des normes qui tirent les pratiques environnementales vers le haut mais aussi des dispositifs d’accompagnement pour les plus fragiles ».

Les coûts d’implémentation très élevés, à la fois d’investissement et structurels, posent particulièrement problème dans des filières aussi fragilisées que le cacao ouest-africain ou pour les pays à faible gouvernance et à forte corruption. Yeo Moussa, directeur de la coopérative ivoirienne Yeyasso, témoigne ainsi des moyens qu’a nécessité leur mise en conformité. « Le géoréférencement des parcelles de nos 7000 et quelques producteurs a demandé beaucoup de financements, par exemple pour équiper en GPS et en motos le personnel en charge de collecter les données. Il a également fallu s’équiper en logiciels et autres outils d’analyse, afin d’évaluer les éventuels empiètements sur les forêts classées et les zones protégées ».

A ce sujet, J. Stoll indique que Commerce Equitable France a « commandité une étude pour calculer le coût de la mise en conformité dans le secteur cacao ivoirien. Elle révèle des coûts d’investissement de l’ordre de 50.000€ pour une coopérative moyenne de 1500 membres. Les coûts récurrents sont également élevés, du fait des emplois pérennes qu’impliquent les systèmes de gestion de la traçabilité, tels que la séparation des lots, l’étiquetage, etc. »[8]. Cette étude indique par ailleurs « une corrélation forte entre le niveau de conformité des coopératives et la présence de certifications, notamment équitables », ces dernières pouvant par ailleurs leur fournir des services tels que de l’analyse de données satellitaires[9].

Dans cette optique de pouvoir mieux se préparer, « le report d’un an n’a pas été accueilli comme une catastrophe, plutôt comme une évidence » note J. Stoll. Même si J. Solis, conseiller climat et environnement chez Fairtrade International craint, avec ce délai supplémentaire, « une diminution du sentiment d’urgence, face à l’immensité de la tâche ».

Who pays the bill ?

Le problème, toujours le même, est de savoir qui paie in fine. Pour J. Solís, « les coûts doivent en théorie être répartis entre les acteurs de la chaine, la responsabilité légale reposant sur les négociants et opérateurs. La réalité est que ces derniers dépendent le plus souvent des organisations de producteurs, voire des producteurs eux-mêmes ».

De nouveau, le secteur du cacao présente la particularité d’avoir des coûts de traçabilité très élevés, du fait notamment des intermédiaires – selon A. Karsenty, « plus de 50% du cacao passe par des pisteurs, qui mélangent tous leurs approvisionnements » – et du nombre très élevé de planteurs, par ailleurs très difficiles à identifier. « Les gouvernements, par exemple en Côte d’Ivoire, tentent bien de former les pisteurs à la traçabilité ou de fournir aux producteurs des cartes d’identité électroniques ». Mais tous ces processus sont très lents, en dépit des programmes de coopération entre l’UE et les Etats fournisseurs, « sur lesquels il ne faut pas lâcher », dixit J. Stoll. A noter que dans les pays aux marchés cacao plus régulés, des organisations gouvernementales (de type Cocobod au Ghana ou le Conseil Café-Cacao CCC en Côte d’Ivoire) et autres chambres de commerce peuvent jouer un rôle important de soutien à la mise en conformité au RDUE.

Quid de l’actuelle flambée des prix du cacao, peut-elle constituer une opportunité pour les (coopératives de) petits producteurs? « C’est assez contre-intuitif mais l’augmentation des prix déstructure les coopératives, essentiellement du fait de problèmes accrus de trésorerie » indique Julie Stoll. « Elles se font ‘voler’ la marchandise par les négociants, qui ont un meilleur accès au crédit bancaire »[10]. Dans ce contexte d’inflation des prix, ces intermédiaires – concurrents directs des coopératives – ont donc « plus de cash, et donc une meilleure capacité à collecter le cacao à un prix supérieur. Les coopératives connaissent donc une baisse importante de leur chiffre d’affaires et cela réduit d’autant leurs capacités d’investissement dans la conformité ».

Même si d’après J. Solis « les grands noms de la coalition cacao[11] font beaucoup d’efforts », J. Stoll plaide pour que « les grosses entreprises soient davantage mises à contribution, cf. les centaines de millions d’euros de dividendes des Ferrero, Nestlé, Cadbury, Mars ». Et pour financer cette transition du secteur, « elles devraient s’organiser collectivement, et non pas chacune dans leur coin, ce qui accentue la dépendance des coopératives à tel ou tel acheteur ».

Quelles alternatives au modèle actuel de RDUE ?

Si la loi est donc absolument nécessaire (et urgente), ses incohérences et sa complexité risquent de pénaliser un grand nombre d’acteurs, en premier lieu les petits producteurs et leurs coopératives, ainsi que certains importateurs de petite ou moyenne taille. Peut-on envisager d’autres manières de procéder ?

« Le RDUE s’est engouffré dans l’idée d’une traçabilité totale à la parcelle, ce qui se révèle extrêmement coûteux et peu efficient » explique J. Stoll. C’est également ce que soulignait Salvator Ianello, le PDG de la chocolaterie belge Galler, lors d’un petit déjeuner équitable au Parlement fédéral Belge le 16 janvier dernier : « Nous sommes d’accord avec la philosophie de cette législation. Mais dans un contexte d’explosion des prix du cacao et d’inflation normative, qui enrichit surtout les bureaux de consultance, nous avons besoin d’un format plus léger et d’une implémentation plus progressive ».

Comme alternative, A. Karsenty plaide pour « une approche de type territoires zéro déforestation », déjà travaillée par certains systèmes de certification. « Cette approche présente l’avantage d’instaurer une dynamique collective, plus équitable pour les petits producteurs, qui ne doivent plus supporter les coûts individuellement. C’est par contre moins fiable en termes de traçabilité, ce qui oblige à plus et mieux contrôler l’entrée illégale ou le blanchiment de cacao ».

Cette faible garantie de traçabilité est la raison pour laquelle « Fairtrade International est opposée à ce type d’approche », que « n’autorise clairement pas le règlement » indique J. Solis. « Avec un système territorial, une infraction ‘contaminerait’ toutes les organisations, y-compris celles ayant investi et créé de la valeur ajoutée pour lutter contre la déforestation, ce qui nous parait inéquitable ».

Au-delà du RDUE

Comme l’explique J. Solis, « les racines de la déforestation sont trop profondes – faible gouvernance, exploitation minière illégale, trappe de pauvreté, etc. – pour que des approches purement normatives, basées sur de la géolocalisation et l’exclusion du marché, suffisent ».

Une piste plus incitative, conciliant maitrise des dépenses budgétaires et rémunération des efforts de durabilité, pourrait être le développement d’une approche de type ‘bonus – malus’. A. Karsenty détaille : « L’idée, explorée en Côte d’Ivoire par une série d’acteurs académiques et de la certification, consiste à appliquer un droit de douane différencié à l’export, en fonction du respect de la norme ARS1000[12]. Ce droit serait dynamique dans le temps : en augmentant, il finirait par rendre le ‘business as usual’ trop coûteux. Cela inciterait les entreprises à investir dans la conformité, tandis que les rentrées fiscales permettraient de soutenir les coopératives, le tout sans réduire le budget de l’Etat ». Ce système, s’il nécessite de plus amples recherches pour être intégré dans les règles de fixation de prix et de primes en vigueur en Côte d’Ivoire, permettrait à cette dernière de s’aligner sur les objectifs environnementaux du RDUE[13].

En définitive, le délai d’un an d’application du RDUE doit être utilisé pour développer ce type d’approche d’accompagnement à la mise en œuvre, tout en évitant de nouvelles incertitudes législatives, étant donné les sommes déjà investies pour se conformer à la loi.

Patrick Veillard

Notes

[1] SPF Environnement. 27/06/2024. Règlement européen sur les produits sans déforestation (EUDR).

[2] On peut citer par exemple, en Côte d’Ivoire, les coopératives Ecookim (pâte à tartiner OFT) et CPR Canaan (chocolat Bite to Fight).

[3] Euractiv. About : EUDR.

[4] Conduite par l’Autriche, la coalition de pays soulignait l’impact potentiellement négatif du règlement sur le secteur biologique (plus consommateur de surfaces, les surfaces supplémentaires devant être prises sur les forêts, en particulier en montagne), l’agriculture à petite échelle (plus dispersée donc impliquant une traçabilité plus couteuse) ou la production de soja européen (concerné par le RDUE, ce qui contredit la stratégie d’autonomie protéique de l’UE).

[5] Euractiv. 12/12/2024. L’accord commercial avec l’UE pourrait donner au Mercosur un avantage sur le règlement européen anti-déforestation.

[6] « Terres occupant une superficie de plus de 0,5 ha avec des arbres atteignant une hauteur supérieure à 5m et un couvert forestier de plus de 10%, ou avec des arbres capables d’atteindre ces seuils in situ. Sont exclues les terres à vocation agricole ou urbaine prédominante ». Il existe de nombreuses autres définitions dans le monde, avec des seuils de couvert forestier plus élevés (jusqu’à 50%), de même que les surfaces minimales (jusqu’à 10 ha), ce qui la déforestation légale plus facile.

[7] Contrairement à un pays comme la Côte d’Ivoire, largement déforestée, du fait notamment de la production de cacao.

[8] Programme Equité. Avril 2024. Nouvelles réglementations pour un cacao zéro déforestation. Quel rôle et quels coûts pour les coopératives ivoiriennes ? Comment et pourquoi accompagner leur mise en conformité ? Voir également cette autre étude commanditée par Fairtrade International, qui souligne également la meilleure capacité des coopératives certifiées Fairtrade à se conformer à la législation et éviter la déforestation : Fairtrade. 30/05/2024. The effect of Fairtrade on forest protection and deforestation prevention.

[9] Exemple du partenariat du certificateur Fairtrade avec Satelligence. 

[10] Les banques sont souvent plus réticentes à accorder des crédits aux coopératives, réputées moins solvables et de manière plus générale, moins professionnelles. Pour pallier ces problèmes, des programmes de professionnalisation de la filière ont été mis en place, par exemple par le conseil café cacao en Côte d’Ivoire. VoixVoie de Femme. 14/02/2022. Côte d’Ivoire – Filière café cacao : pourquoi les banques hésitent à financer les coopératives.

[11] La Coalition Cacao est un groupe informel d’entreprises, d’organismes de certification, d’ONG et d’organisations multipartites qui plaide auprès de l’UE pour des politiques en faveur de chaînes d’approvisionnement du cacao durables. www.cocoainitiative.org/fr.

[12] L’ARS 1000 est une norme panafricaine de production de cacao durable et traçable, mise en place par le Conseil cacao, un organe de régulation de la filière.

[13] AFD. Etude de la faisabilité d’un mécanisme fiscal incitatif pour un cacao durable en Côte d’Ivoire.