Suite à la crise sanitaire du Covid-19, de plus en plus de voix réclament une relocalisation de l’économie, pour répondre aux crises sanitaires mais également pour rendre notre économie plus résiliente à long terme. Si cette idée est évidemment pleine de bon sens, elle pose néanmoins beaucoup de questions. Dont une qui n’est quasi jamais évoquée dans ce débat : que deviennent, dans cette économie soudainement relocalisée, les pays du Sud ? Le commerce équitable, en tant qu’expérience concrète de solidarité entre le Nord et le Sud, entre pays riches et pays plus pauvres, pourrait apporter quelques pistes intéressantes.
Suite aux manques cruels de certains biens de première nécessité (masques de protection, tests de dépistage, médicaments…) au cœur de la crise sanitaire du Covid-19, de plus en plus de voix réclament une relocalisation de l’économie, pour répondre aux crises sanitaires mais également pour rendre notre économie plus résiliente à long terme. Si cette idée est évidemment pleine de bon sens, elle pose néanmoins beaucoup de questions. Il ne suffit pas de brandir la solution de la « relocalisation de l’économie » pour rendre le monde plus résilient et régler tous les problèmes comme par un coup de baguette magique.
Par ailleurs, une question de taille n’est quasi jamais évoquée dans ce débat : que deviennent, dans cette économie soudainement relocalisée, les pays du Sud ? Vous savez, ces pays qu’on a confinés dans un rôle d’usine du monde, pour bénéficier de produits pas chers et fournis « juste à temps »? Oui, ceux dont on exploitait si bien la main d’œuvre jusqu’ici, sans trop se poser de questions. Et ceux qui ne rentrent jamais dans les calculs de notre empreinte environnementale, puisque on a aussi délocalisé les impacts négatifs de notre surconsommation occidentale dans ces contrées lointaines, provoquant au passage des drames sanitaires et écologiques sans doute bien pires que les conséquences du Covid-19, et dont on ne mesure pas encore toutes les conséquences à long terme aujourd’hui[1]Voir à ce sujet la carte blanche de François Gemenne : https://plus.lesoir.be/290554/article/2020-03-28/pourquoi-la-crise-du-coronavirus-est-une-bombe-retardement-pour-le-climat.
Le contexte du monde en avril 2020
À l’heure d’écrire ces lignes, fin avril 2020, le monde est encore en pleine pandémie du Covid-19 : plus de 3 milliards de personnes sont confinées, soit environ 43% de la population mondiale[2]Voir https://plus.lesoir.be/290808/article/2020-03-29/coronavirus-plus-de-3-milliards-de-personnes-confinees-dans-le-monde-ce-dimanche, la plupart des entreprises sont fermées ou fonctionnent au ralenti.
Cette situation risque d’engendrer une crise économique encore plus sévère que la grande dépression de 1929, dont les victimes seront avant tout les personnes et les pays les plus fragiles, c’est-à-dire celles et ceux qui font partie de ce qu’on appelle le « Sud global ». Selon Jayati Ghosh, une économiste indienne spécialiste de la globalisation et de l’économie des pays émergents, cette crise n’a pas de précédent : « On n’a jamais connu un tel arrêt de l’économie globale. D’un côté on empêche des millions de personnes de travailler, de vendre leurs produits… Mais en même temps, on réduit l’approvisionnement. Beaucoup de pays connaissent des manques de nourriture mais aussi d’autres biens de première nécessité. Cette crise est donc incomparable avec d’autres événements. Une autre certitude est qu’elle augmente les inégalités, à la fois entre les pays mais également à l’intérieur des pays. Les personnes les plus marginalisées, qui travaillent dans le commerce informel, seront les plus impactées.[3]Propos tenus lors d’un Webinar tenu le 8 avril 2020, organisé par le Transnational Institute (TNI, Afrique du Sud) et l’ONGFocus on the Global South basée en Thaïlande, voir … Continue reading » Rappelons que dans les pays pauvres, 90 % des emplois sont informels, contre seulement 18 % dans les pays riches[4]Source : https://www.oxfam.org/fr/communiques-presse/un-demi-milliard-de-personnes-pourraient-basculer-dans-la-pauvrete-cause-du
En 2019, la famine touchait 135 millions de personnes. À cause de la crise du Covid-19 et de ses retombées économiques, ce nombre pourrait doubler d’après le Programme Alimentaire Mondial (PAM) et atteindre plus de 250 millions d’ici fin 2020[5]https://www.ledevoir.com/monde/577419/le-nombre-de-personnes-au-bord-de-la-famine-pourrait-doubler-en-2020. Selon un rapport d’Oxfam, plus de la moitié de la population mondiale pourrait vivre sous le seuil de pauvreté à la suite de cette pandémie. Cette situation ne fera qu’aggraver les inégalités dans un monde où 1% de la population détient déjà plus de 50% des richesses[6]Voir https://www.oxfam.org/fr/communiques-presse/un-demi-milliard-de-personnes-pourraient-basculer-dans-la-pauvrete-cause-du.
C’est dans ce contexte que beaucoup de voix, surtout dans les pays riches, réclament une relocalisation de l’économie, qui permettrait à ces pays d’être plus autonomes et plus résilients dans leur réponse face à ce type de pandémie, notamment pour l’approvisionnement en matériel de soins et de sécurité et pour l’alimentation.
Démondialisation et commerce équitable : même combat ?
L’activiste philippin Walden Bello est le premier, dès 2002, à avoir conçu le concept de « démondialisation » dans son ouvrage Deglobalization, ideas for a New World Economy[7]BELLO Walden, Deglobalization, ideas for a New World Economy, Londres et New-York, 2002. Selon lui, « la mondialisation néolibérale, née dans les années 1980, porte préjudice aux économies des pays du Sud qui se basent sur les seules exportations sans développer leur marché intérieur. »
Pour Walden Bello, la démondialisation n’est pas un retrait de la communauté mondiale mais un modèle alternatif à celui de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). « Il s’agit de réorienter les économies, de la priorité à la production pour l’exportation, à celle pour la production destinée aux marchés locaux ».
La démondialisation serait également favorable aux pays du Nord, en proie au dumping social. En effet, aujourd’hui, la dérèglementation des échanges et de la finance conduisent :
- à une mise en concurrence des salariés au niveau mondial,
- à une délocalisation des activités économiques vers les pays émergents (où la main d’œuvre est à bas coût),
- à une baisse sur les salaires dans les pays industrialisés,
- à une augmentation du chômage[8]Ce passage est extrait du site https://www.savigny-avenir.fr/2011/10/16/reflechir-a-la-%C2%AB-demondialisation-%C2%BB-walden-bello-john-maynard-keynes-arnaud-montebourg/.
Cette idée de démondialisation et de relocalisation de l’économie vise donc à la fois à combattre la domination de la globalisation financière et du libre-échange tout en rendant plus juste, plus sociale et plus écologique l’organisation économique mondiale. Selon Oxfam-Magasins du monde, cette vision est compatible avec des échanges internationaux à la fois équitables et durables.
Le mouvement du commerce équitable poursuit lui aussi les mêmes objectifs mais avec des moyens différents : il veut également combattre les injustices provoquées par la domination du libre-échange et par la toute-puissance des multinationales, tout en développant des filières transparentes basées sur le respect des travailleur·euse·s et de l’environnement. La différence, c’est que le commerce équitable estime qu’il est possible de maintenir des relations commerciales internationales alternatives à celles du capitalisme néolibéral, tout en reconnaissant l’importance de développer également des marchés locaux[9]Voir l’analyse « Commerce équitable et relocalisation de l’économie, les deux faces d’une même médaille », Roland d’Hoop, mai 2020, … Continue reading. Le commerce équitable est également un outil pour maintenir une solidarité Nord-Sud, entre pays riches et pays pauvres, qui n’apparait pas de manière évidente dans les discours pro-relocalisation.
Éviter le risque d’un repli sur soi nationaliste
Comment éviter que la relocalisation de l’économie n’entraîne un repli sur soi, un protectionnisme teinté de nationalisme qui – l’histoire l’a souvent montré – entraîne souvent des conflits identitaires ? Comme l’explique Thierry Brugvin, sociologue et co-auteur de l’ouvrage « 6 chemins vers une décroissance solidaire », il existe plusieurs visions de la relocalisation de l’économie. Selon lui, il faut faire la distinction entre une relocalisation basée sur la solidarité et celle prônée par exemple par Donald Trump, qui s’apparente davantage à du souverainisme néolibéral : « La relocalisation peut être de droite ou de gauche. Une relocalisation non sociale et non sélective s’inscrit dans une politique autarcique relevant d’une décroissance d’extrême droite. Elle consiste en un repli excessif sur soi, le local, la nation, sans prendre en compte les pays et les régions les plus pauvres. (…) Une relocalisation sociale (de gauche) supposera notamment, de la solidarité économique et de la redistribution. Au niveau régional, la redistribution permet une solidarité entre territoires, c’est-à-dire entre les communes, les régions ou les nations les plus riches vis-à-vis des plus pauvres. »
Relocalisation ou démondialisation peuvent donc entraîner un risque de repli sur soi nationaliste. C’est également ce que redoute le philosophe Gaspard Koenig, qui confiait le 22 mai 2020 au journal Le soir à quel point ces tendances sont, selon lui, des solutions dangereuses : « Cette idée de démondialisation, de relocalisation et de planification par l’État est effectivement aujourd’hui quasiment le « mainstream ». Ce sont des solutions dangereuses et toujours autoritaires. Je ne verrai jamais de différence entre les « circuits courts » et le nationalisme – cette idée qu’il faut produire français, manger français, respirer français est, pour moi, complètement régressive. On a bien vu que la meilleure manière de combattre le virus, c’est la coopération internationale : il est pathétique de voir les États se battre pour des vaccins ou des masques au détriment de ce que devrait être une coordination efficace dans une gouvernance globale. J’ai peur que leur « monde d’après » ressemble au Monde d’hier, de Stefan Zweig, et que cette passion soudaine du protectionnisme nous amène dans un univers très violent où les États s’affronteraient, y compris de manière armée.[10]Voir … Continue reading »
Nous ne pensons pas, comme Gaspard Koenig, que démondialisation et relocalisation de l’économie soient par nature dangereuses. Au contraire, il nous semble évident qu’il est préférable, surtout dans le domaine agricole et alimentaire, de cultiver de manière durable localement, lorsque cela est possible. Mais nous pensons également qu’il ne faut pas non plus se fermer aux échanges internationaux. Ceux-ci ne représentent pas par nature, de manière ontologique, une menace à l’égard de nos producteurs ou à l’égard de l’environnement. Selon nous, le « localisme » peut devenir « nationaliste » lorsqu’il se ferme sur lui-même, lorsqu’il prône des circuits de plus en plus courts, comme si le but ultime était de pouvoir faire du commerce entre nous dans un cercle de plus en plus restreint, en se méfiant de ce qui vient d’ailleurs, à la manière d’un Trump et de son slogan « America first ». La notion de « local » reste d’ailleurs assez floue. Pour certains, il s’agit de se limiter à une région, -la Wallonie par exemple-, pour d’autres à un pays et pour d’autres encore à un ensemble géopolitique tel que l’Union Européenne.
Sans doute faut-il distinguer le secteur de l’alimentation des autres secteurs, afin notamment de favoriser une plus grande autonomie et souveraineté alimentaire de chaque pays. Mais même dans ce secteur, il est difficile d’imaginer une autonomie totale. C’est ce que confirme Philippe Baret, professeur à l’UCL où il enseigne la génétique et l’agroécologie, qui prône une relocalisation à une échelle européenne, du moins en ce qui concerne l’agriculture et l’alimentation : « De mon point de vue, il y a une carte à jouer au niveau de l’Europe parce qu’en fait, il y a une cohérence des agricultures européennes, même si elle ne nous est pas manifeste. L’agriculture européenne, ce sont des agriculteurs essentiellement familiaux, sur des échelles raisonnables, avec un souci de la qualité et des conditions environnementales et sociales qui sont en partie partagées au niveau européen. Donc, pour moi, si on parle de souveraineté alimentaire, c’est bien à l’échelle européenne que cette souveraineté doit être pensée dans une logique de solidarité plutôt que de la penser à l’échelle d’un territoire comme la Wallonie. (…)[11]Extrait de l’interview publiée sur le site d’Etopia le 16 avril 2020 : … Continue reading »
Il est donc possible de relocaliser une partie de l’économie sans entraîner un repli sur soi nationaliste et en maintenant certains échanges internationaux. Tout l’enjeu sera de voir comment l’organiser de manière concrète, sans oublier des mécanismes de solidarité avec les pays ou régions les plus fragiles[12]Cette question fait l’objet d’une autre analyse intitulée « Commerce équitable et relocalisation de l’économie : les deux faces d’une même médaille », Roland d’Hoop, … Continue reading.
Le casse-tête de la relocalisation de l’économie dans un monde ultra globalisé
Bien avant la crise du Covid-19, le débat autour de la relocalisation de la production avait déjà été relancé en 2011. Le tsunami qui avait provoqué la catastrophe de Fukushima avait entraîné des ruptures de plusieurs chaînes d’approvisionnement, ce qui montrait clairement les limites de l’hyper spécialisation des pays qui se répartissent la fabrication de différents éléments d’un même produit. La production et la livraison de produits « juste à temps », en flux tendus, rend aussi ce système très fragile face au moindre accroc à un des maillons de la chaîne. Il suffit de voir comment Amazone se débarrasse de millions d’objets neufs simplement pour pouvoir en accueillir de nouveaux dans ses immenses entrepôts, comme s’il fallait faire tourner la machine de la surconsommation à un rythme de plus en plus fou[13]Voir l’article « Comment Amazone jette des millions d’objets invendus », RTBF, 14 janvier 2019, … Continue reading.
Cela dit, il reste beaucoup de freins à une relocalisation rapide de toute la production vers les pays consommateurs. Ainsi, on voit mal comment on pourrait complétement « déscotcher » les économies des deux plus grandes puissances mondiales, la Chine et les Etats-Unis. Comme le souligne Frédéric Thomas, chercheur au CETRI, les économies chinoises et américaines sont à ce point imbriquées qu’elles vont devoir continuer à préserver de bonnes relations à long terme : « Aussi guerrières que soient les déclarations de Donald Trump à l’égard de la Chine, les tensions entre les deux géants – qui représentent, ensemble, quasi 40% du PIB mondial – n’en sont pas moins cadenassées par l’interconnexion de leurs économies. Ainsi, General Motors, par exemple, vend plus de voitures en Chine qu’aux États-Unis: 4 millions contre 3 millions. Et des quatre-vingt-douze principaux fournisseurs de Huawei, trente-trois sont états-uniens. Enfin, à cela, s’ajoute le fait que la Chine, premier créancier des États-Unis – qui sont en sus la première destination de ses exportations –, cherche à éviter le conflit, ou que celui-ci prenne des proportions trop importantes, dommageables aux deux parties. Ainsi, si le pouvoir d’achat des Nord-Américains vient à chuter, la consommation serait directement affectée, donc les exportations chinoises à destination des États-Unis.[14]Extrait de « Chine – Amérique latine et Caraïbes : Coopération Sud-Sud ou nouvel impérialisme ? », 2020, https://www.cetri.be/Chine-Amerique-latine-et-Caraibes »
Même la robotisation, souvent perçue comme un facteur de relocalisation, a montré ses limites. Ainsi, Adidas avait construit en 2016 deux usines, en Bavière et aux Etats-Unis, pour y produire, de manière hyper robotisée, une partie de ses chaussures de sport. On imaginait que c’était le prélude de la relocalisation en Europe des emplois manufacturiers partis en Asie. Pourtant, en novembre 2019, Adidas annonce la fermeture de ces deux usines. Selon Alex de Tarlé, journaliste économique à Europe 1, « l’Asie reste plus efficace et les emplois ne reviendront pas. Une fois qu’un écosystème est parti, il ne revient pas[15]Voir https://www.europe1.fr/emissions/axel-de-tarle-vous-parle-economie/adidas-limpossible-relocalisation-3930745 ».
Enfin, la complexité des chaînes de production rend extrêmement difficile un retour en arrière. Selon Philippe Bihouix, ingénieur spécialiste de l’épuisement des ressources minérales et auteur du livre « L’âge d’or des low tech », « cette complexité peut engendrer des effondrements. Ici, c’était à cause d’une pandémie, mais cela aurait pu être causé par un château de carte bancaire, un virus informatique, une résistance aux antibiotiques… Le niveau de concentration accélère ce type de phénomènes. » Mais la relocalisation n’est pas si simple : « Le problème est lié au maintien de normes sociales et environnementales très différentes entre régions », explique Philippe Bihouix. « Cela engendre évidemment une différence de coûts. Cela remet au centre du jeu la capacité de l’Etat, de la puissance publique. Mais les chaînes de valeur sont très imbriquées. Par exemple, pour faire de l’eau potable, vous avez besoin d’ordinateurs[16]NDLR : les ordinateurs sont notamment indispensables pour gérer le traitement des eaux mais également pour surveiller le réseau de distribution. Or, ceux-ci sont dans leur grande majorité assemblés en Chine ou en Asie. C’est très compliqué de maîtriser l’ensemble de la chaîne. Est-ce qu’on va aussi devoir relocaliser les usines de pièces détachées ? C’est un mille feuilles de sous-traitance. Il est très difficile d’être dirigiste dans ce domaine [17]Extrait du Podcast diffusé par Présages le 19 avril 2020, https://www.presages.fr/blog/2020/sur-le-vif/philippe-bihouix». En effet, il semble difficile d’imposer à une entreprise de déménager ou d’investir ailleurs. On peut par contre veiller à lutter contre les effets pervers du dumping social et environnemental induit par la mondialisation néolibérale et pour une plus grande transparence des chaînes d’approvisionnement, notamment via un traité sur le devoir de vigilance[18]Voir https://www.oxfammagasinsdumonde.be/blog/2019/07/05/le-devoir-de-vigilance-des-entreprises-un-outil-au-service-des-droits-humains-et-de-lenvironnement/.
Et la solidarité avec les pays du Sud, qu’en fait-on ?
Si beaucoup de scientifiques et d’associations [19]Voir notamment la carte blanche « Le Covid-19 montre l’urgence de relocaliser dès maintenant les systèmes alimentaires » publiée dans Le Soir, 17 avril 2020, … Continue reading proposent une relocalisation de l’économie et de l’agriculture au niveau européen comme réponse au risque de repli sur soi nationaliste, il reste toujours cette même question : que faire de nos relations économiques avec les pays du Sud ? Faut-il simplement les rayer de la carte, alors que ces échanges commerciaux, qu’on le veuille ou non, font vivre des millions de personnes, certes dans des conditions pas toujours acceptables et souvent dans une réelle précarité ? En supprimant tout commerce international Nord/Sud, le risque n’est-il pas de plonger ces populations déjà très pauvres dans une misère encore plus grande, comme le laissent présager les sombres prédictions du PAM (Programme Alimentaire Mondial) et d’Oxfam ? Il n’est en tout cas pas certain que le commerce local Sud-Sud – qui dépend aussi du pouvoir d’achat de la population locale – suffise à garantir à toutes ces populations un revenu stable et suffisant pour vivre décemment.
Isabelle Durant, secrétaire générale adjointe de la CNUCED[20]Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement, souligne bien l’ambiguïté du discours du « tout au local » face au danger d’abandon des pays les plus pauvres : « Aujourd’hui, que ce soit à l’extrême gauche ou à l’extrême droite, le leitmotiv est le repli sur soi : pas de globalisation, protectionnisme, circuits courts et chacun chez soi. Nous avons bien évidemment des raisons de ne pas être très heureux de certaines évolutions. Importer du jus de pomme de Chine, cela pose question même s’il est développé par une coopérative équitable et promotrice de valeurs fondamentales. C’est un paradoxe car les défenseurs de la globalisation deviennent, de plus en plus, les pays du Sud, ceux-là mêmes qui en ont été les victimes. Même s’ils ont souffert de la globalisation, aujourd’hui ils ont très peur d’en être exclus et ils deviennent des ambassadeurs d’un monde ouvert alors que dans les pays du Nord, on veut se protéger, on veut mettre des barrières douanières pour protéger l’environnement, le social etc. C’est un peu caricatural, mais c’est un paradoxe bien réel.[21]Extrait de l’analyse « Oxfam et la CNUCED, deux organisations au service du commerce comme outil de développement », 2017, … Continue reading »
Dans la même veine, l’ONG belge ITECO critique aussi ce regard occidentalo-centré de la relocalisation de l’économie :
« C’est bien beau de promouvoir des circuits courts pour une alimentation durable et bio mais que fait-on des producteurs de tomates du sud du Maroc qui produisent pour le marché européen, ou alors des appareils productifs de tas de denrées qui ont été façonnés en fonction des besoins des pays du Nord ? Est-ce qu’il ne faudrait pas réfléchir à une co-transition dans ce sens-là ? Est-ce que les initiatives de transition au Nord ne devraient-elles pas réfléchir aussi à la manière d’intégrer ces groupes ? [22]Extraits d’une discussion entre collaborateurs d’ITECO, http://www.iteco.be/revue-antipodes/co-transition/article/compter-sur-la-co-transition » (…) « On utilise la complexité et on se donne du mal pour expliquer le parcours d’une fraise ou d’une pizza pour dire à quel point ça fait du mal (à la planète, aux sociétés, aux migrations) de consommer des fraises venant d’Espagne ou du Maroc. Et pour donner des solutions, on efface toute la complexité et on propose presque de cultiver soi-même ses fraises ou ses tomates. Bien sûr, en posant ces choix de façon tellement abrupte, on évacue les questions de transition chez l’autre, celui chez qui mon alimentation était fabriquée pendant des décennies, celle qu’on a poussée à me faire des tomates ou des fraises et qui a construit une vie, une famille, basée sur ça. On compte sur ses capacités d’adaptation. Sans vraiment s’en préoccuper ou bien de plus en plus rarement. [23]Extrait de l’article « Les responsables de la ruine de la Terre peuvent-il en organiser le sauvetage ? », Chafik Allal, Iteco, … Continue reading»
Il va de soi que l’idée n’est pas de maintenir un système alimentaire basé sur l’exploitation et entrainant de graves dommages à l’environnement. Il s’agit plutôt de voir comment on peut relocaliser une partie de la production dans les pays de consommation tout en aidant les pays du Sud à reconvertir leur propre système alimentaire ou industriel.
Comme le dit Géraldine Thiry, professeur d’économie à l’UCL et à l’ICHEC, « lorsque cela impacte des pays très fragiles, il faut s’assurer que cette relocalisation ne plonge pas des populations dans la misère, notamment en l’accompagnant d’investissements massifs qui permettent à des pays principalement exportateurs de pouvoir se développer en étant moins dépendants de leurs exportations[24]Extrait de l’interview publiée dans le Soir du 27 avril 2020 : https://plus.lesoir.be/297256/article/2020-04-27/relocaliser-leconomie-cest-aussi-une-question-de-volonte ».
Cela ne pourra pas se faire de manière unilatérale. On ne peut imaginer que du jour au lendemain on cesse d’importer certains produits sans se préoccuper du sort de celles et ceux qui jusqu’ici tiraient un revenu de cette activité. Par ailleurs, nous pensons que le commerce équitable permet aussi de maintenir certaines importations du Sud vers le Nord et même d’en développer de nouvelles : pourquoi ne pas essayer de reconvertir des chaînes alimentaires agro-industrielles peu résilientes et peu respectueuses des droits des travailleur·euse·s en les remplaçant par des chaînes de commerce équitable ? En veillant bien entendu à privilégier le local lorsqu’il est durable et équitable.
Élargir le débat
Comme nous l’avons vu plus haut, la solution de la relocalisation de l’économie n’est pas si simple à mettre en œuvre –surtout en dehors du secteur alimentaire– et pose en réalité une quantité de questions beaucoup plus larges : quelle sorte de consommation voulons-nous, en tenant compte des différents enjeux de notre époque ? Quel rapport au travail ? Quel rapport à l’environnement ? Quelles relations avec les pays voisins et avec le reste du monde ? Comment se soutenir mutuellement alors que tous les pays ne disposent pas des mêmes conditions climatiques ni des mêmes ressources pour faire face aux défis des changements climatiques ? Quid des dettes économiques des pays du Sud et de la dette écologique des pays du Nord envers eux ? Ces questions fondamentales doivent être posées et débattues avant de se lancer trop vite dans la relocalisation de notre économie, qui n’est qu’une des facettes d’un débat beaucoup plus large et transversal, comme le reconnait d’ailleurs Rob Hopkins et le mouvement de la transition.
On ne peut éluder toutes ces questions si l’on veut imaginer un monde plus résilient et plus solidaire. Comme le dit Michel de Muelenaere, journaliste au Soir, il s’agit aussi de choix impliquant les citoyen·ne·s et la société dans son ensemble : « Etant donné que ce sont des arguments de rentabilité qui ont présidé aux délocalisations, revenir dans l’autre sens va-t-il s’accompagner d’une pression à la baisse sur les salaires, sur les conditions de travail ou sur la protection de l’environnement ? Et sinon, qui supportera le surcoût éventuel des productions ? L’entreprise qui verra diminuer sa marge bénéficiaire, le consommateur qui devra payer un prix plus élevé, les pouvoirs publics forcés d’accorder des subsides ? Quant au niveau optimal pour relocaliser : sont-ce les Régions ? Le pays ? L’Europe ? » [25]Extrait de l’éditorial du Soir du 28 avril 2020.
Pour Michel de Muelenaere, d’autres pistes peuvent être envisagées : « La relocalisation n’est pas la seule manière – ni la plus efficiente – de rendre nos sociétés plus résilientes face aux crises à venir. Devenir plus sobre et plus efficace est un préalable. On n’est jamais dépendant de ce dont on n’a pas besoin ». (…) « Nous avons laissé s’installer une incroyable complexité dont il est devenu très difficile de corriger les défauts. Mais le chantier est là, sa réalisation passe par le retour de la puissance publique et par la participation de la société. Politiques, entreprises et citoyens : à chacun d’en assumer sa part en acceptant au besoin de remettre en question des habitudes profondément ancrées ».
Il nous semble en effet primordial de faire participer l’ensemble de la société, de manière démocratique, aux choix fondamentaux d’un « monde d’après », sans oublier d’inclure à ce débat les pays et les personnes les plus fragiles. Le commerce équitable, en tant qu’expérience concrète de solidarité entre le Nord et le Sud, entre pays riches et pays plus pauvres, pourrait apporter quelques pistes intéressantes[26]C’est le sujet développé dans une autre analyse, « Commerce équitable et relocalisation de l’économie, les deux faces d’une même médaille », op. cit..
Contrairement aux idées reçues, le commerce équitable n’est pas incompatible avec la démondialisation. À travers sa volonté de soutenir les petits producteurs les plus défavorisés en leur assurant un revenu stable et un travail décent tout en encourageant des pratiques respectueuses de l’environnement, il permet en tout cas d’offrir quelques pistes concrètes pour une autre mondialisation et pour une transition équitable, à l’opposé d’une vision nationaliste ou souverainiste parfois induite par la relocalisation de l’économie.
En conclusion, le commerce équitable et la relocalisation de l’économie peuvent être deux démarches complémentaires pour lutter contre les effets négatifs de la mondialisation néolibérale et pour assurer des chaines d’approvisionnement plus transparentes et durables, plus justes et plus résilientes. Il est sans doute possible de combiner ces deux tendances : d’un côté favoriser une relocalisation d’une partie des biens les plus essentiels ou « stratégiques » (le matériel lié à la santé, aux médicaments, à l’alimentation[27]En gardant à l’esprit que tous les pays ne seront jamais autonomes au niveau alimentaire, au Nord comme au Sud, car ils ne bénéficient pas tous de conditions climatiques optimales ou de … Continue reading, à l’énergie…) et pour les produits ‘restants’, rendre les échanges Nord/Sud plus durables et plus justes pour l’ensemble des acteurs de la chaine d’approvisionnement. Ces liens entre commerce équitable et relocalisation de l’économie font l’objet d’une autre analyse[28]Voir « Commerce équitable et relocalisation de l’économie, les deux faces d’une même médaille », op. cit..
Roland d’Hoop
Notes