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Repenser notre alimentation à partir de nos déchets

Analyses
Repenser notre alimentation à partir de nos déchets

Déchétarien. Le nom peut surprendre, faire peur même. On imagine une personne en marge de la société, plongeant tête la première dans un bac à ordures pour y manger des fruits pourris. Mais qu’en est-il réellement ? Qu’est ce qui peut pousser quelqu’un à se tourner vers ce mode de consommation ? Vivre des déchets alimentaires est parfois une action bien plus délibérée qu’on ne le pense !
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Qu’est-ce qu’un déchétarien ?

Les déchétariens sont des personnes qui se nourrissent en partie ou exclusivement de produits de récupération. Cette démarche trouve son origine dans le mouvement freegan, né à New York à la fin des années 1990. Le mot freegan vient de l’association de « free » – « libre » ou « gratuit » en anglais – et de « vegan », un mouvement refusant tout produit issu de l’exploitation animale. L’idée principale est le refus d’un monde consumériste où la nourriture est devenue une marchandise banalisée comme une autre. Les déchétariens favorisent donc les modes alternatifs de consommation de nourriture : récupération d’invendus, glanage, troc… Les moyens sont nombreux, et la pratique change d’un déchétarien à l’autre, mais la logique reste la même pour tous : la quantité de nourriture gaspillée chaque jour est révoltante dans un monde où nous produisons assez pour tous, mais où beaucoup ne mangent pas à leur faim.
La technique varie selon les déchétariens. A chaque situation sa méthode ! Certains passent des accords écrits avec des supérettes qui leur réservent ainsi tous leurs invendus. Il s’agit de tous ces produits qui ne sont plus vendables car trop proches de leur date limite de consommation, mais qui sont toujours consommables. Les gérants des supérettes se contentent alors de donner aux déchétariens avec qui ils ont passé un accord tout ce qu’ils auraient jeté. Ces accords permettent notamment aux supérettes de se protéger : en cas de maladie potentiellement liée au fait que les aliments étaient périmés, les déchétariens ne peuvent pas se retourner contre elles. C’est une sécurité non-négligeable. Cette méthode est particulièrement utilisée par les communautés, par exemples les membres d’un squat. Cela nécessite une certaine organisation[[highslide](1;1;;;)
O. Bailly, Finis ta poubelle, avril 2012
[/highslide]]. Une autre technique est de se rendre sur les marchés, au moment où les commerçants remballent. Beaucoup laissent derrière eux des cartons entiers de fruits et légumes dont seulement une petite partie est abîmée. Ils estiment que la réorganisation de leurs cagettes pour n’en enlever que les aliments abîmés leur ferait perdre un temps précieux et que laisser les fruits ou légumes pourris à côté des bons ferait baisser leurs ventes. Cette méthode se rapproche de celle du glanage, qui consiste principalement à récupérer, avec l’accord du producteur, les fruits et les légumes qui ne seront pas cueillis ou ramassés faute de pouvoir être vendus. Il s’agit par exemple des produits qui ne rencontrent pas les exigences esthétiques très strictes des revendeurs[[highslide](2;2;;;)
L’homme qui n’a rien à gâcher, Louise Couvelaire, 12/10/12
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On peut toutefois, à juste titre, se demander ce que l’on risque en tant que déchétarien. D’un point de vue médical tout d’abord : pas grand-chose. En effet, en étant un minimum attentif et en respectant certaines consignes de bon sens, il y a très peu de risque de tomber malade. Il faut savoir que la date de péremption affichée sur les produits est en réalité un indicateur de vente. A partir de cette date les produits ne sont plus aptes à être vendus mais sont généralement propres à la consommation quelques jours de plus. Les aliments secs et les conserves par exemple se conservent bien plus longtemps que la limite de leur date conseillée de consommation.
Et, d’un point de vue juridique, que risque-t-on à se servir dans les déchets des autres ? Il faut être prudent. A partir du moment où l’on dispose d’un accord – de préférence écrit – avec le propriétaire des déchets, il n’y a aucun problème. Cependant, fouiller dans les poubelles peut être assimilé à du vol. C’est, par exemple, ce qui s’est passé en 2010, lorsque le tribunal correctionnel de Termonde a condamné un homme, Steven De Geynst, à 6 mois de prison avec sursis parce qu’il avait récupéré deux paquets de muffins dans les poubelles d’un supermarché afin de les donner à des personnes dans le besoin. Cette condamnation a par la suite été annulée par la Cour d’Appel de Gand. Mais au seul motif qu’il avait par le passé eu l’autorisation de récupérer les déchets de ce supermarché, autorisation qui lui avait été retirée par la suite. La question n’étant pas clairement tranchée, il est plus sûr de ne prendre que les déchets pour lesquels un accord a été conclu. C’est absurde, mais c’est comme cela.

Les racines du problème

La nourriture n’est pas une marchandise comme les autres ! Telle est l’une des revendications importantes des déchétariens. Ou plutôt la nourriture ne devrait pas être considérée comme une marchandise comme les autres. L’internationalisation des marchés et la libéralisation progressive des échanges a en effet profondément modifié le rapport des hommes à la nourriture, la reléguant au rang de simple bien de consommation. Il y a encore quelques décennies, la plupart des paysans avaient une production relativement variée, dont une partie était destinée à nourrir leur famille. La diversification des cultures leur permettait d’être plus ou moins autosuffisants du point de vue de l’alimentation, tout en préservant leurs terres. Dans un tel contexte, les consommateurs percevaient nettement mieux la valeur réelle des biens alimentaires. Mais aujourd’hui, dans la plupart des régions du monde il est devenu plus intéressant pour les paysans de se spécialiser dans une culture spécifique, parfois celle d’un produit très peu consommé sur place. Cela comprend notamment de nombreux échanges commerciaux Sud/Nord: les pays dits du Sud, en voie de développement, produisent massivement des aliments qui seront consommés dans les pays dit du Nord. Ces paysans sont devenus dépendants des marchés extérieurs en matière de prix mais également de demande. Ils produisent des aliments vendus à l’autre bout du monde à un prix dérisoire qui ne nous permet pas d’en saisir la valeur réelle. C’est ce qui explique que nous les gaspillons si facilement.
La question de la souveraineté alimentaire, qui consiste à placer l’alimentation au cœur des enjeux de société en donnant la parole tout d’abord aux producteurs, mais aussi aux consommateurs, est cruciale dans ce contexte. Il s’agit d’une vraie question démocratique : quel modèle agricole veut-on pour demain ? Aujourd’hui, toutes les décisions sont prises par rapport à la rentabilité économique finale. Les enjeux environnementaux, sociaux, ou encore de développement des pays producteurs ne sont pas pris en compte. Les répercussions dans notre vie quotidienne sont pourtant importantes. La souveraineté alimentaire consiste à se demander quels choix collectifs nous souhaitons prendre pour l’agriculture, et à tenter de reprendre le pouvoir sur l’agrobusiness. Il faut redonner la parole à ceux qui sont impliqués, au cœur du circuit de production.
Dans le système dominant, basé uniquement sur une logique économique, les gaspillages sont multiples et apparaissent à plusieurs niveaux. Selon le très récent rapport « Global food : waste not, want not » entre 30% et 50% de toute la nourriture produite dans le monde – soit entre 1,2 et 2 milliards de tonnes – est gaspillée, jetée sans avoir été consommée. Tout d’abord au niveau de la production : si l’on produit une seule culture, il faut pouvoir la stocker, or les infrastructures dans les pays dits du Sud sont trop souvent mal adaptées. Au Viêt-Nam, jusqu’à 80% de la production de riz est ainsi perdue chaque année. Ensuite, une partie de la production – pourtant propre à la consommation – n’atteint jamais les consommateurs pour des raisons de marketing. C’est le cas par exemples des légumes « pas beaux », tordus, trop courts, trop petits… C’est également le cas des bas-morceaux de viande : dans une grande partie des pays dits du Nord on ne consomme plus d’abats, de cervelle, de pieds de porcs… Ceux-ci sont donc jetés par simple effet de mode. On assiste également à un gaspillage important à l’échelle des revendeurs, puisque la quantité d’aliments qui ne trouvent pas acheteur avant leur date de péremption est très importante, dû à une mauvaise gestion du circuit de distribution. Enfin, de nombreux aliments sont gaspillés au niveau des consommateurs eux-mêmes. Les logiques consuméristes de marketing tendent à faire acheter toujours plus, même si leurs produits ne sont pas consommés par la suite.
Il faut aussi noter que ce gaspillage en implique un autre : l’énergie, l’eau et les matières utilisées pour faire pousser les aliments gaspillés le sont également. En réalité, les consommateurs paient trois fois ce gaspillage : au moment où ils achètent des produits qu’ils ne consommeront pas, au moment où leurs impôts sont utilisés pour financer le retraitement de ces déchets, et enfin au moment où il faut assumer les conséquences de cette surproduction de déchets sur l’environnement.

Agir au quotidien

Si ce gaspillage vous révolte, de nombreuses actions sont possibles. Devenir déchétarien est un symbole fort, qui a un réel impact sur les choses. Un impact moral tout d’abord : en assumant ce choix de consommation, vous éveillez la curiosité et instaurez le dialogue avec des personnes qui n’ont peut-être jamais eu l’occasion de réfléchir à des problématiques telles que la souveraineté alimentaire. Un impact pratique également : en vous excluant de la logique de surconsommation, vous en freinez les conséquences. Notre société nous pousse à consommer, or plus nous consommons et plus nous gaspillons, puisque nos besoins réels ne suivent pas la courbe exponentielle de cette consommation effrénée. Cela permet également, en mettant ce thème en avant, d’interpeler tous les acteurs et de forcer les enseignes à réfléchir à des stratégies visant à limiter ce gaspillage. Ainsi, par exemple en Grande-Bretagne, Marks & Spencer a réduit son gaspillage de 40 % en quatre ans grâce à la mise en place de réductions pour les légumes dits « imparfaits » ou les denrées très proches de leur date de péremption, ou encore en signant des accords avec des associations de déchétariens.
Au quotidien, certains réflexes permettent également de freiner le gaspillage des denrées alimentaires. Le déchet le mieux traité étant celui qu’on ne produit pas, il est dans un premier temps possible de changer nos habitudes alimentaires. Acheter moins et mieux. Certains aliments, comme par exemple les plats préparés produisent une grande quantité de déchets avant même d’avoir été achetés. On peut également réduire sa part de déchets produits en réutilisant ses propres restes, par exemple en faisant une soupe avec les parties encore bonnes de légumes commençant à s’abîmer ou encore des compotes avec les fruits vieillissants. Congeler ses restes au lieu de les jeter lorsque l’on a prévu de trop grandes quantités est également une solution, qui présente l’avantage de disposer de plats « prêts-à-manger » comme jokers les jours où la motivation pour cuisiner vient à manquer.
Enfin, des initiatives collectives existent pour pointer du doigt l’absurdité du gaspillage alimentaire. Certaines personnes ou associations organisent des diners de gala en utilisant comme ingrédients uniquement des produits considérés comme des déchets alimentaires : invendus ou bien ne rentrant pas dans les normes pour pouvoir être mis sur le marché. C’est le cas de Peter O’Grady, chef cuisinier en Grande Bretagne[[highslide](3;3;;;)
L’homme qui n’a rien à gâcher, Louise Couvelaire, 12/10/12
[/highslide]]. Six jours par semaine, il récupère les « déchets » d’un supermarché, le seul avec qui il ait pu passer un accord, et confectionne des repas pour 900 précaires : sans abri, étudiants… Son action est aussi efficace du point du vue matériel – réduire le gaspillage, nourrir des personnes dans le besoin – que du point de vue idéologique – il permet de mettre en lumière cette forme de militantisme encore méconnue. Avec Tristram Stuart, l’une des personnes qui ont rendu ce projet possible, Peter O’Gary organise également ponctuellement des banquets géants à grande portée médiatique, comme le curry déchétarien qui a été servi à 6 000 personnes à Paris le 13 octobre 2012.
Fanny Chantereau et Corentin Dayez