L’agriculture paysanne peut nourrir le monde et refroidir la planète
Étude – Février 2011
Introduction
L’avenir de l’agriculture mondiale est aujourd’hui, plus que jamais, au cœur des débats de société. L’agriculture est en effet à la croisée d’enjeux vitaux pour l’avenir de notre planète et de l’humanité.
La question la plus cruciale est, sans équivoque, celle de la sécurité alimentaire mondiale : comment nourrir le monde ? Ou, plus précisément, comment garantir durablement le respect du droit à l’alimentation, défini par Jean Ziegler, l’ancien rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation du Conseil des droits de l’homme de l’Organisation des Nations unies, comme
le droit d’avoir un accès régulier, permanent et libre, soit directement, soit au moyen d’achats monétaires, à une nourriture quantitativement et qualitativement adéquate et suffisante, correspondant aux traditions culturelles du peuple dont est issu le consommateur, et qui assure une vie psychique et physique, individuelle et collective, libre d’angoisse, satisfaisante et digne
Aujourd’hui, d’après les dernières estimations chiffrées de la FAO, 925 millions d’être humains souffrent de la faim dans le monde. Ce sont près de 140 millions de plus qu’en 1996 [1], année où les représentants de 185 pays, réunis à l’occasion du sommet mondial de l’alimentation, s’étaient pourtant engagés à réduire de moitié le nombre de victimes de la faim d’ici 2015 (FAO, 2010). Cela fait désormais près d’un sixième de la population mondiale qui est devenu trop pauvre pour avoir accès ou être en mesure de produire suffisamment de nourriture pour pouvoir s’alimenter de manière adéquate et suffisante (Mazoyer, 2008).
Paradoxalement, les trois quarts des habitants pauvres des pays en développement vivent en milieu rural, et la plupart d’entre eux tirent, directement ou indirectement, leur subsistance de l’agriculture. Ceux qui souffrent de la faim dans le monde sont ainsi essentiellement des paysans, producteurs et fournisseurs des denrées alimentaires qui nourrissent la population mondiale (World Bank, 2008).
Dans les années à venir, les quantités de nourriture à produire vont également constituer un défi énorme. D’après les estimations de la FAO, la production agricole devra être de 70% plus élevée qu’aujourd’hui (FAO, 2009). D’abord, la population mondiale, actuellement de 6,8 milliards d’êtres humains, devrait atteindre les 9,1 milliards en 2050. Ensuite, la plupart des nouveaux habitants proviendront du Sud où l’aspiration à manger davantage et plus diversifié va de pair avec l’amélioration de leur condition de vie. Enfin, la nourriture produite sera vraisemblablement de plus en plus souvent utilisée à des fins non alimentaires comme les agrocarburants, les agroplastiques, le textile, les produits pharmaceutiques, cosmétiques,… .
Un autre défi majeur est celui du changement climatique. Agriculture et climat sont en effet intimement liés. Or, le réchauffement climatique est un fait avéré : en raison de la forte concentration des gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère, la température mondiale a déjà augmenté de ¾ de degré au cours du siècle passé. Et selon le 4ème rapport du GIEC, ce réchauffement pourrait bien s’accentuer, de +1,1 °C à +6,4°C d’ici la fin du 21ème siècle (GIEC, 2008). Les effets les plus palpables du changement climatique sont le dérèglement du cycle de l’eau, et des changements brusques des températures qui, à différents endroits du monde, sont à l’origine de difficultés importantes pour la pratique de l’agriculture: sécheresses, incendies, désertification, tempêtes tropicales, inondations, hausse du niveau des mers, pertes de disponibilités en eau, décalage de saisons, nouvelles maladies, invasion d’insectes ravageurs… L’impact à venir de ces phénomènes climatiques (en partie déjà perceptibles) sur les capacités de production de près de 1,5 milliards d’agriculteurs est donc potentiellement énorme, surtout au Sud de la planète où les conséquences du changement climatique seront les plus dommageables. A titre d’exemple, une récente étude de l’Institut International de Recherche sur les Politiques Alimentaires évalue que le changement climatique pourrait entraîner dans les pays en développement une baisse respective de rendements d’environ 15 à 20 % et de 28 à 35 % des cultures de riz et de blé irrigués (IFPRI, 2009). Dans ce contexte, la question est à la fois de savoir comment réduire les émissions de GES d’origine agricole et rendre la production agricole et alimentaire moins vulnérable aux effets de l’évolution du climat.
L’avenir de l’agriculture mondiale soulève également l’enjeu majeur de la préservation de la biodiversité et des ressources naturelles : terre, eau, air, espèces végétales et animales, forêts… Cette biodiversité et ces ressources fondamentales constituent le socle de base sur lequel repose tout le système alimentaire mondial. Or, en moins de 50 ans, leur disponibilité s’est plus réduite qu’à aucun autre moment de l’histoire, en raison de leur surexploitation et/ou de leur destruction : perte de la biodiversité, déforestation, destruction des écosystèmes, pollutions de l’eau et de l’air, dégradation des sols, épuisement des ressources hydriques (IAASTD, 2008),… Si elle veut se nourrir demain, l’humanité n’a pas d’autre choix que d’adopter des modes de production capables de maintenir, voire parfois enrichir, les différentes ressources naturelles mondiales.
Face à ces différents enjeux, la question fondamentale est de savoir quelles formes d’agriculture nous permettront à la fois de:
- produire de la nourriture en quantité, en qualité et riche en éléments nutritifs pour satisfaire les attentes alimentaires de 9 milliards d’individus
- améliorer les conditions d’existence et assurer un emploi pour des milliards d’êtres humains
- réduire radicalement la pauvreté
- économiser les ressources naturelles
- restaurer la biodiversité, la fertilité des sols et les ressources en eau
- lutter efficacement contre le changement climatique
Pour Oxfam-Magasins du monde, les solutions résident dans les diverses formes d’agriculture paysanne existantes, qu’il faut maintenir et renforcer. Malmenées par un système alimentaire mondial qui n’oriente pas à leur avantage la production, la transformation, la commercialisation et la consommation des biens agricoles et alimentaires, ce sont pourtant les petites exploitations agricoles paysannes qui sont les plus à même de proposer les systèmes de production les plus cohérents vis-à-vis des différents défis à relever actuellement.
La présente étude a pour objectif de faire comprendre les multiples fonctions positives que peut jouer l’agriculture paysanne au Nord comme au Sud et de montrer en quoi celle-ci est véritablement plus durable du point de vue économique, social et environnemental. Elle est divisée en deux grandes parties. Dans une première partie, nous définissons les notions d’agricultures paysannes et industrielles. Nous expliquons ensuite pourquoi l’agriculture mondiale tend de plus en plus à s’industrialiser partout dans le monde au détriment des formes d’agricultures paysannes, et quelles sont les conséquences de cette tendance lourde sur le plan écologique, économique et social. Dans une seconde partie, nous montrons en quoi les agricultures paysannes sont génératrices des pratiques agricoles les plus pertinentes pour faire face aux enjeux actuels et garantir un modèle agricole et alimentaire durable.[2]
[1] Le nombre de personnes sous-alimentées est estimé par la FAO à 788 millions pour la période 1995-1997.
[2] D’un point de vue méthodologique, l’étude s’appuie essentiellement sur la revue de la littérature scientifique et des analyses clés de la société civile mondiale à ce sujet.[/highslide]