Face à l’augmentation du coût des énergies fossiles mais surtout face aux enjeux du dérèglement climatique, le commerce équitable Nord/Sud, comme l’ensemble du commerce international, risque de devenir de plus en plus compliqué.
La crise de la covid et la guerre en Ukraine ont montré la grande fragilité des rouages de la mondialisation et des chaines d’approvisionnement. Les conséquences sont multiples : les frais de transport et d’emballage n’ont jamais été aussi hauts[1]Voir https://www.lsa-conso.fr/matieres-premieres-emballages-energie-l-ania-decrypte-les-hausses-de-prix,405116, le manque de ressources de matières premières (qu’elles soient alimentaires comme le blé[2]La Russie est le premier exportateur mondial de blé et l’Ukraine le 5ème. Selon la FAO, la guerre en Ukraine amènera 8 à 13 millions de personnes supplémentaires à s’additionner aux 811 … Continue reading ou technologiques comme les semi-conducteurs) bloque un grand nombre de productions et pourrait provoquer une grave crise économique et politique. C’est tout le commerce international qui doit se réinventer. La tendance est aux échanges entre pays proches et à une plus grande autonomie énergétique et industrielle[3]Voir l’initiative « semi-conducteurs pour l’Europe », qui vise à produire 20% de l’ensemble de la production mondiale de semi-conducteurs en Europe d’ici 2030, … Continue reading, même si la mondialisation n’a pas dit son dernier mot. Et le commerce équitable dans tout ça ? Parviendra-t-il à se réinventer et à perpétuer cette chaîne de solidarité Nord/Sud ? Cette analyse veut explorer la piste du low-tech pour redonner au commerce équitable une nouvelle chance de se déployer dans un monde en crise et de mieux répondre aux défis du monde actuel.
Roland d’Hoop
Le constat est bien connu : la crise des énergies fossiles est partie pour durer longtemps, tant à cause de leur manque de disponibilité et de leur coût d’exploitation qu’à cause des soubresauts géopolitiques. Mais surtout parce que nous n’avons pas d’autre choix que de nous en passer, si on veut éviter un réchauffement global supérieur à 2 degrés depuis le début de l’ère industrielle, ce qui menacerait gravement notre écosystème et la survie de milliards de personnes. L’humanité est donc forcée d’aboutir le plus tôt possible à la neutralité carbone, comme le recommande le GIEC. Pour le commerce équitable, basé essentiellement sur les échanges Nord/Sud, cela implique aussi une adaptation, voire un bouleversement radical de son modèle.
Le transport maritime, dont dépend 90% du commerce international, est fort impacté par la guerre en Ukraine, tant à cause du blocage de certains ports qu’à cause de la hausse du prix des carburants[4]Voir https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/03/11/le-transport-maritime-mondial-subit-les-consequences-de-la-guerre-en-ukraine_6117014_3234.html. En 2021, le prix du transport d’un grand conteneur standard avait déjà été multiplié par quatre à cause de la crise de la covid[5]Voir https://www.courrierinternational.com/article/commerce-le-transport-maritime-essuie-la-tempete-du-siecle. Et rien ne permet aujourd’hui de dire si et quand cette tendance pourra s’inverser, tant l’incertitude est grande autour de la situation politique, énergétique, sanitaire, sans oublier les risques climatiques et la raréfaction des matières premières.
Dans ce contexte, comment peut s’en sortir le commerce équitable Nord/Sud et particulièrement la filière d’artisanat équitable? Sera-t-il encore possible de continuer à importer des produits du Sud, pour la plupart jugés non essentiels, alors que les prix du transport vont exploser et que les chaînes d’approvisionnement seront soumises à de fortes tensions ? Rappelons aussi combien les producteurs/rices de commerce équitable, surtout dans le Sud, sont déjà touché∙e∙s de plein fouet par les changements climatiques, ce qui diminue leur capacité à produire et qui augmente leurs coûts[6]Voir à ce sujet le dossier de campagne d’Oxfam-Magasins du monde, https://oxfammagasinsdumonde.be/content/uploads/2021/09/Dossier-campagne-climat-WEB.pdf.
Et, du côté des consommateurs/rices des pays riches, pourra-t-on vraiment encore compter sur leur solidarité envers les pays du Sud, alors que la crise pourrait également plonger une partie de la classe moyenne occidentale dans la pauvreté et que les idées populistes prennent toujours plus d’ampleur ? S’il est de plus en plus difficile de prévoir à long terme l’évolution des tendances politiques, il est fort probable que la tendance à la relocalisation et à la réindustrialisation des pays du Nord, tant pour des raisons de plus grande autonomie politique que pour des raisons climatiques, va continuer. D’où l’urgence à trouver de nouvelles formes de commerce équitable qui puissent maintenir une forme de solidarité Nord/Sud dans un monde en crise.
Low-tech et commerce équitable : points communs et différences
Selon Wikipedia, « la ou les low-tech, mot à mot « basses technologies », désignent une catégorie de produits, de services, de procédés ou autres systèmes permettant, via une transformation technique, organisationnelle et culturelle, le développement de nouveaux modèles de société intégrant, dans leurs principes fondamentaux, les exigences de durabilité forte et la résilience collective »[7]Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Low-tech. L’objectif n’est pas de rejeter toute technologie mais plutôt de considérer la technologie avec un regard critique et avec un certain discernement. L’idée de la démarche low-tech est de viser des biens essentiels (éviter la production de bien superflus et complexes) afin de baisser le plus rapidement possible notre empreinte écologique et d’anticiper la descente énergétique et matérielle des années et des décennies à venir.
Pour Arthur Keller[8]Arthur Keller est un ingénieur, auteur, conférencier, formateur et consultant français, spécialiste des risques systémiques et des stratégies d’anticipation et d’organisation collectives … Continue reading, la démarche low-tech est « une approche, une méthode, une vision, une philosophie, presqu’une culture, dépassant largement la question technologique stricte. Une démarche d’ensemble qui permet de se remettre en conformité avec les limites planétaires, c’est-à-dire de ne pas consommer davantage d’énergie, de matériaux et de ressources que ce que la Terre peut durablement fournir »[9]#85 – Les Low-Tech Solutions » [archive], sur Acteurs du Paris durable (consulté le 20 juin 2021). Avec Emilien Bournigal, il a établi une série de 9 critères caractérisant le low-tech, classés sous trois grands principes : une durabilité forte, la résilience collective et la transformation culturelle.
Lorsqu’il s’agit de biens, les technologies low-tech cherchent à être simples, bien pensées, bien dimensionnées et réparables. Elles sont issues d’une fabrication la plus locale possible, favorisant l’emploi, plus proche de l’artisanat que de la production industrielle, voire de la prosommation[10]Mot valise réunissant les mots « production », ou « professionnel », et « consommation », dans l’idée que le consommateur peut également devenir producteur.. Ce sont des technologies issues majoritairement de matériaux de réemploi, réutilisés, recyclés ou de matériaux biosourcés et géosourcés « premiers » et qui utilisent le moins possible de ressources / matériaux rares[11]Cité par Wikipedia, repris de « Three Projects That Transform Low-Tech Materials Into Innovative Design » [archive], sur ArchDaily, 11 juin 2014 (consulté le 20 juin 2021).
Si on compare l’artisanat équitable avec cette démarche low-tech, on peut remarquer plusieurs points communs :
- Ces deux démarches entendent modifier la société via un changement dans nos manières de produire et de consommer ;
- elles mettent toutes les deux en avant l’idée de durabilité et de respect de l’environnement ;
- elles privilégient l’artisanat et la production manuelle au lieu de la production industrielle, jugée plus polluante et consommatrice de ressources ;
- elles veulent susciter la résilience collective à travers une activité économique ;
- elles encouragent l’utilisation de ressources locales et naturelles ;
- elles visent la transformation culturelle à travers la solidarité entre citoyen∙ne∙s.
De manière générale, on peut dire que le commerce équitable recherche également à minimiser son impact sur l’environnement. Ainsi, le principe 10 adopté par la WFTO (Organisation mondiale du commerce équitable) en 2017 stipule que « les organisations qui produisent des produits issus du commerce équitable maximisent l’utilisation de matières premières issues de sources gérées durablement dans leurs gammes, en achetant localement lorsque c’est possible. Ils utilisent des technologies de production qui visent à réduire la consommation d’énergie et, dans la mesure du possible, utilisent des technologies faisant appel aux énergies renouvelables.[12]Ce principe a été adapté en 2019 et renommé « crise climatique et protection de notre planète ». Voir … Continue reading »
Certes, ce principe ne va pas aussi loin que la démarche low-tech mais il s’inscrit dans une même tendance. Par ailleurs, l’artisanat est par essence porteur de valeurs culturelles (il exprime l’identité d’un peuple ou d’une région tout en étant influencé par diverses tendances régionales et internationales) et respecte davantage l’environnement que son équivalent industriel : les matières premières sont le plus souvent d’origine naturelle et transformées à la main, sans beaucoup de mécanisation, ce qui distingue ces produits de leur version industrielle. De plus, lorsqu’il est équitable, l’artisanat contribue également à des valeurs d’égalité et d’autonomie, visant l’empouvoirement (empowerment) des communautés locales ainsi que la résilience et la cohésion sociale.
Ces points communs entre artisanat équitable et démarche low-tech pourraient être approfondis afin de donner une nouvelle image au commerce équitable, plus ancrée dans son époque et répondant aux défis actuels. Ainsi, le commerce équitable pourrait davantage développer et mettre en valeur sa gamme de produits issus de l’économie circulaire ou fabriqués à partir de déchets. On pourrait même imaginer un label réunissant les deux démarches, équitables et low-tech, ou ajouter un critère au commerce équitable en lien avec la démarche « low-tech ».
Néanmoins, il reste des différences importantes entre les deux démarches. Car le commerce équitable Nord/Sud vise avant tout la solidarité entre les citoyen∙ne∙s consommateurs/rices du Nord avec les producteurs/rices du Sud, une dimension absente de la démarche low-tech. Celle-ci se rapproche plus de la simplicité volontaire, du concept de sobriété, en incitant les citoyen∙ne∙s à réfléchir à leurs besoins réels et à repenser leur implication dans la chaîne de production. Ces principes ne figurent pas dans les principes du commerce équitable, où l’objectif premier est de créer des bénéfices au profit des producteurs/rices du Sud, y compris en vendant des produits non essentiels. Autre différence : le low-tech veut lutter contre l’obsolescence programmée grâce à des produits solides, réparables et recyclables dans le temps, ce qui n’est pas forcément le cas dans le commerce équitable.
Low-tech et commerce équitable : quelles synergies possibles ?
Si les deux démarches sont différentes, elles pourraient davantage se rapprocher l’une de l’autre.
L’aspect majoritairement artisanal et local du low-tech pourrait enrichir et compléter la gamme de produits proposés dans l’offre d’un mouvement comme Oxfam-Magasins du monde. Un tel projet a été envisagé à Mons en partenariat avec l’association Comptoir des ressources créatives[13] Voir https://www.comptoirdesressourcescreatives.be/, mais a été postposé à cause de la crise de la covid.
De son côté, le low-tech pourrait davantage insister sur les droits sociaux (conditions de travail dans lesquelles sont fabriquées les produits, salaire décent, égalité de genre, démocratie…) et sur l’idée de solidarité internationale (comment veiller à rendre les populations plus autonomes tout en maintenant une solidarité et un partage des savoir-faire avec les autres populations dans le monde).
Pour favoriser les échanges de savoir-faire entre pays et viser une résilience collective, il existe déjà des plateformes numériques, un peu à l’image de Wikipedia, basée sur le principe de l’open source, où les inventions low-tech sont recensées, commentées et améliorées par la communauté internationale. Au-delà de l’enrichissement lié au partage des connaissances, cela répond également au risque de « repli sur soi » qui est parfois présent dans les initiatives visant à l’autonomie et la relocalisation de l’économie. C’est en partie ce qu’a réalisé Corentin de Chatelperron et son équipe avec l’expérience du Nomade des mers, ce catamaran qui a parcouru le monde à la recherche d’expériences low cost dans le but de les tester et de les valoriser[14]Lire à ce sujet l’expérience du Nomade des mers, : https://lowtechlab.org/fr/le-low-tech-lab/les-actions/nomade-des-mers. Suite à ce voyage, un « low-tech lab » a été créé à Concarneau, afin de continuer la recherche autour d’expériences low-tech à partager et enrichir sur une plateforme open source wiki[15]https://wiki.lowtechlab.org/wiki/Group:Low-tech_Lab. Voir aussi la plateforme https://opensourcelowtech.org/ mise en place par Daniel Connell.
Enfin, le commerce équitable pourrait surfer sur la vague low-tech et encourager ses producteurs/rices à s’inspirer de ces expériences et savoir-faire, tout en cherchant à davantage intégrer des critères liés à la simplicité volontaire et au caractère utile des biens qu’ils-elles proposent. Ainsi, plutôt que de proposer chaque année une nouvelle gamme de produits en lien avec les tendances du marché, les producteurs/rices pourraient se focaliser sur certaines gammes de produits « essentiels » qui répondent à une réelle fonctionnalité et basés sur les principes de l’économie circulaire. La WFTO explore d’ailleurs déjà en partie cette piste avec son initiative « People and planet »[16]Voir https://wfto.com/projects/people-and-planet-initiative. Parmi les exemples de produits équitables qui s’inscrivent déjà dans cette démarche, citons :
- les lanternes solaires sonnenglas[17]https://sonnenglas.net/fr : ces lampes fonctionnant à l’aide de capteurs solaires ont permis d’offrir un emploi stable à plus de 65 personnes dans les townships de Johannesburg en Afrique du Sud ;
- les sacs vélos fabriqués à partir de déchets (de sacs de ciment) par la coopérative Village Works au Cambodge[18]Voir cette vidéo qui présente le projet : https://youtu.be/So-S9s8_5IY ;
- les pailles en bambou fabriquées par la coopérative Village Works au Cambodge[19]Voir cette vidéo qui présente le projet : https://youtu.be/EV3ljQl1_zU (un autre projet de cette coopérative, soutenu par Oxfam-Magasins du monde, vise à fabriquer des emballages en feuilles de banane pour remplacer le plastique[20]Voir https://draftmdmoxfam.koalect.com/fr-FR/nos-partenaires) ;
- de nombreux produits faits à partir de matières recyclées, comme des écharpes en coton recyclé[21]Voir https://shop.oxfammagasinsdumonde.be/product/echarpe-coton-recycle/ ou des paniers faits à partir de chutes de jeans et de saris.[22]Voir https://shop.oxfammagasinsdumonde.be/product/panier-de-rangement-en-sari-recycle/
Un autre projet mérite également d’être mis en avant : il s’agit de Chako, qui signifie ‘le vôtre’ en swahili. Cette entreprise sociale, active dans l’île de Zanzibar, s’est spécialisée dans l’upcycling des déchets produits par la florissante industrie du tourisme. Sous les doigts de ses artisans locaux, principalement des femmes, les bouteilles vides deviennent des lampes branchées, les brochures en papier se transforment en perles colorées et les vieilles voiles des bateaux locaux, appelés dhow, se voient offrir une seconde vie sous la forme de sacs tendance. Autant d’articles qui peuvent ensuite être achetés par les touristes et emportés loin de l’île en guise de jolis souvenirs, participant ainsi à résoudre le problème des déchets qu’ils ont participé à créer[23]Extrait de l’article « Commerce équitable et économie circulaire, un duo gagnant pour l’avenir », publié sur le site du Trade for Development Center, … Continue reading.
Par ailleurs, le commerce équitable cherche de plus en plus à atténuer le changement climatique comme le fait par exemple Ndem au Sénégal avec des projets de reboisement, de fabrication de bio combustibles (à base de terre et de coques d’arachides), d’utilisation de teintures naturelles d’origine végétale, de remise en culture de coton biologique, de maraîchage biologique pour des ventes locales et équitables, etc.[24]Voir https://ong.ndem.org/ et https://artisansdumonde.org/lien-web/?cid=5589&fid=42&id=19&task=download La campagne « Let’s do it fair » menée par différentes organisations européennes de commerce équitable montre comment les productrices et producteurs du Sud sont à la pointe de ces efforts d’adaptation[25]Voir https://oxfammagasinsdumonde.be/campagnes/letsdoitfair/.
Tous ces projets sont intéressants mais ils restent encore à la marge de l’ensemble du commerce équitable. Or, si on en croit le dernier rapport du GIEC, ce sont les trois prochaines années qui seront décisives pour rester en dessous des 1,5° de réchauffement global depuis le début de l’ère industrielle. Selon ce rapport, il faut d’urgence stabiliser les émissions de gaz à effet de serre d’ici trois ans et les réduire de moitié d’ici 2030[26]Voir https://www.ipcc.ch/report/sixth-assessment-report-working-group-3/. C’est pourquoi l’ensemble des acteurs économiques, y compris le commerce équitable, doivent opérer maintenant des choix plus radicaux en faveur d’un monde plus juste et plus durable.
Solidarité avec les pays les plus confrontés au changement climatique
Le commerce équitable soutient déjà les productrices et producteurs du Sud confronté∙e∙s aux effets du changement climatique en leur garantissant des conditions économiques favorables à la transition écologique. Comme le souligne Patrick Veillard dans son étude sur le commerce et la justice climatique, le commerce équitable leur donne les moyens de mettre en œuvre cette transition « en soutenant le développement de modes de production plus respectueux de l’environnement et plus résilients face au changement climatique, tels que l’agroforesterie, l’agriculture biologique ou l’économie circulaire » [27]Op. cit. page 72..
Mais au-delà des principes généraux du commerce équitable qui donnent plus de stabilité économique aux productrices et producteurs, il faut augmenter le soutien des pays du Nord à la mise en œuvre de solutions dans le Sud pour atténuer le changement climatique et pour s’y adapter[28]Voir cette vidéo réalisée dans le cadre de la campagne « Let’s do it fair » montrant comment nos partenaires de commerce équitable dans le Sud s’adaptent au changement climatique : … Continue reading. C’est le sens du dixième critère du commerce équitable, qui a été adapté lors de la dernière assemblée de l’organisation mondiale du commerce équitable (WFTO), à l’initiative des producteurs/rices du Sud. Cette nouvelle résolution est basée sur le principe de la responsabilité commune mais différenciée, adoptée lors de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement, à Rio, en 1992. Il s’agit pour les pays riches d’assumer leur responsabilité historique à l’égard du réchauffement global, car ils ont émis beaucoup plus de gaz à effet de serre que les pays les plus pauvres, qui sont eux davantage touchés par les effets de ce réchauffement. D’où la demande que les pays riches financent les projets d’adaptation et d’atténuation dans le Sud. Des mécanismes de solidarité Nord/Sud existent mais sont nettement insuffisants, : « sur les $100 milliards annuels promis en 2009 à Copenhague, seuls $59,5 milliards de financements publics ont été déclarés par les pays développés en 2017/18 (moyenne annuelle). Pire, près de 80% ont été fournis sous forme de prêts et instruments autres que des subventions, contribuant à faire grimper l’endettement de nombreux pays »[29]Voir Veillard Patrick, « commerce et justice climatique », page 71, étude publiée par Oxfam-Magasins du monde, 2021, … Continue reading souligne Patrick Veillard dans son étude sur la justice climatique.
Le commerce équitable a son rôle à jouer dans ce principe de la responsabilité commune mais différenciée, surtout à un niveau micro, en soutien direct aux productrices et producteurs du Sud.
Ce type de démarche pourrait inspirer certains acteurs/rices du low-tech, en vue de soutenir des projets dans le Sud et de leur donner plus d’ampleur. L’idée n’est évidemment pas que les pays du Nord dictent aux pays du Sud ce qu’ils doivent produire ou comment ils doivent le faire. Il s’agit plutôt de faire en sorte que les pays du Nord financent davantage des projets efficaces d’atténuation, souvent déjà existants, tout en partageant leurs richesses et en luttant contre les inégalités mondiales de manière structurelle, par exemple en annulant les dettes des pays du Sud.
Nouveaux secteurs low-tech et équitables à explorer ?
Nous pouvons imaginer plein de nouveaux produits à la fois low-tech et équitables, produits dans le Sud ou de manière plus locale dans le Nord, en fonction des ressources disponibles, du savoir-faire et des impacts sociaux et environnementaux.
Prenons l’exemple de ces vélos cargos qui se disent équitables et éco-responsables, fabriqués dans « des micro-usines à Hambourg, Copenhague et Toulouse dans des conditions socialement équitables et écologiquement durables » [30]Voir https://www.wedfactory.fr/low-tech-ecologique. En Belgique aussi, on peut trouver un vélo en bois 100% local (le bois provient de la forêt de Soignes) et équitable[31]Voir https://mrmondialisation.org/en-belgique-ils-fabriquent-des-velos-en-bois-100-local/. Dans le Sud aussi, comme au Ghana, on produit des vélos durables équitables en bambou[32]Voir https://www.rtbf.be/article/au-ghana-des-velos-ecologiques-et-equitables-en-bambou-10106168.
D’autres produits équitables pourraient concerner l’économie d’énergie (par exemple la fabrication de marmites norvégiennes capables de garder au chaud des plats durant de longues heures, de fours solaires, de chargeurs de batterie low-tech…), la conservation d’aliments (voir les nombreuses méthodes low-tech pour conserver des aliments fermentés[33]Voir https://wiki.lowtechlab.org/wiki/Conserves_lactoferment%C3%A9es, la construction et l’isolation (voir les idées de murs en paille, de chauffe-eau solaires, de poêles à pellets[34]Voir … Continue reading…), l’hygiène et la gestion de l’eau (toilettes sèches, lessives naturelles, douches solaires…), l’alimentation (aliments fermentés, graines germées…), l’agriculture (grelinettes, serres enterrées, aquaponie… ) ou même la santé (filtres à eau, laboratoires de médecine portatifs[35]Voir https://www.letemps.ch/sciences/lowtech-service-medecine…). Ce ne sont pas les exemples qui manquent et qui mériteraient d’être explorés dans une vision à la fois low-tech, équitable et durable.
C’est dans cette optique qu’Oxfam-Magasins du monde a créé la gamme Oxygen, qui se veut à la fois durable, locale et favorisant une démarche sociale. On y trouve par exemple des gourdes en verre, des wrapis pour emballer des aliments, des sacs à savon…[36]Voir le dossier de campagne d’Oxfam-Magasins du monde sur l’économie du donut, page 18, https://www.outilsoxfam.be/produits/255
Low-tech ou high tech équitable : un débat qui en dit long sur notre dépendance au numérique
Nous savons que les technologies numériques sont très émettrices en GES et en ressources et que la plupart incitent à une forme de surconsommation basée sur l’obsolescence programmée[37]Voir à ce sujet Guillaume Pitron, L’enfer numérique – Voyage au bout d’un like, éd. Les liens qui libèrent, 2021. Voir aussi l’interview de l’auteur sur … Continue reading. Il faut donc d’abord viser la sobriété numérique et arrêter la production d’objets non réparables ou trop vite jetés pour faire place à de nouveaux modèles jugés plus performants[38]La durée moyenne d’un smartphone en France est de 2 à 3 ans, voir https://www.numerama.com/tech/759225-mon-telephone-est-il-vieux.html. En effet, les ressources nécessaires aux technologies numériques ne sont pas infinies -les réserves de cobalt et de lithium risquent d’ailleurs de s’épuiser d’ici 2040- sans parler du caractère très polluant et inéquitable de leur extraction[39]Voir https://alencontre.org/ameriques/amelat/bolivie/lithium-cobalt-et-terres-rares-la-course-aux-ressources-de-lapres-petrole.html.
Face à ces défis, Bas van Abel a eu une idée de génie. Après avoir participé à une campagne pour une fondation néerlandaise, Waag Society, et une ONG, Action Aid, visant à sensibiliser l’opinion sur les conditions d’extraction des minerais utilisés dans les smartphones, ce designer néerlandais décide de passer à l’action et de développer une alternative à la fois équitable et low-tech aux smartphones conventionnels : le Fairphone. Ce téléphone équitable est basé sur l’état d’esprit « open design », une logique identique à celle du logiciel libre, revendiquant la transparence, l’interaction et le partage. « Si vous ne pouvez pas ouvrir le produit, vous ne le possédez pas », affirme Bas van Abel. Ainsi, Fairphone propose des pièces détachées, batterie, capteur photo, écran tactile, à des prix compétitifs dans le but de le rendre réparable et le plus durable possible. Mais ce téléphone cherche aussi à répondre aux principes du commerce équitable en cherchant à garantir une meilleure redistribution des bénéfices le long de la chaîne de production, à assurer un contrôle de la provenance des composants pour éviter le financement de groupes armés, impliqués dans des conflits et en garantissant de bonnes conditions de travail[40]Les téléphones Fairphone sont fabriqués par une usine chinoise qui n’exploite pas ses ouvriers et qui ne fait pas appel à des enfants. Cette usine est située à Chongquing, au centre de la … Continue reading.
L’intérêt du Fairphone est également de prouver aux grands groupes industriels qu’une alternative plus équitable et durable est possible, un peu comme essaie de le faire le commerce équitable. On peut espérer qu’à travers des législations plus ambitieuses basées sur le principe du devoir de vigilance, l’ensemble des produits que l’on achète respecte les droits humains et l’environnement tout au long de leur chaîne d’approvisionnement. Il démontre aussi qu’un certain public est prêt à payer plus cher pour un produit qui cherche à garantir ce respect, ce qui prouve que la recherche du prix le plus bas n’est pas le seul argument sur lequel devrait se baser le commerce[41]Voir à ce sujet le baromètre du commerce équitable qui analyse tous les deux ans les tendances en matière de consommation responsable en Belgique, … Continue reading.
Même si le Fairphone se situe bien loin de l’artisanat et nécessite un réel processus industriel avec une chaîne d’approvisionnement complexe, il a le mérite de poser une question essentielle : peut-on se passer de la technologie numérique dans le monde actuel ? Le low-tech implique-t-il de revenir aux années 1980, à une époque où le monde fonctionnait quasi sans numérique ? Le smartphone, et internet de manière plus générale, a permis à des millions de personnes habitant dans des zones reculées et pauvres d’avoir accès à la connaissance mondiale, à des services qu’ils n’imaginaient même pas il y a une vingtaine d’années. Il paraît difficilement imaginable de revenir en arrière, tant les technologies numériques se sont imposées dans notre quotidien. Mais, comme dit plus haut, et comme pour l’ensemble de notre consommation, il faudrait éduquer à la sobriété numérique, tout comme à la sobriété énergétique si l’on veut garder assez de ressources minières et énergétiques pour les besoins réellement importants pour l’ensemble de la société. Et par la même occasion, il faudrait aussi mener une réflexion sur le risque de plus en plus présent de voir l’humain remplacé par la machine.
Comme le dit Philippe Bihouix[42]Philippe Bihouix est spécialiste de l’épuisement des ressources minérales et promoteur des low-tech, auteur du livre « L’âge des low-tech », Seuil, 2014., « la vraie solution – si une solution est encore possible – c’est d’aller vers la sobriété. Mais nos sociétés développées, et même celles dites « en voie de développement », ne semblent pas en prendre le chemin. Nous sommes obligés de rechercher des technologies plus appropriées et à fabriquer des objets plus robustes (en finir avec l’obsolescence programmée), mais aussi réparables, constitués de matériaux simples, faciles à démanteler et recyclables. Le principe est de n’utiliser dans le processus de fabrication que le strict minimum de ressources rares, que le contenu électronique soit limité et que l’objet ainsi fabriqué soit à la fois durable et le moins énergivore possible.[43]Extrait de la page Wikipedia consacrée à Philippe Bihouix, https://fr.wikipedia.org/wiki/Philippe_Bihouix »
Selon Philippe Bihouix, il faut réinventer de fond en comble nos modes de production. Il préconise de sortir de la logique de la compétitivité en réimplantant des ateliers et des entreprises à taille humaine dans les bassins de vie. Que ces entreprises, équipées de machines simples et robustes ne réclamant qu’un minimum d’énergie, se consacrent à la fabrication de biens durables. Ces unités de fabrication devant être articulées avec des réseaux de réparation, de partage, de récupération et de revente[44]« Philippe Bihouix : « Il faut réduire les besoins à la source » » [archive], sur Le Comptoir, 16 février 2018..
Emmanuel Mossay, expert en économie circulaire, partage cet avis et pense que le commerce équitable pourrait avoir une plus-value dans cette tendance : « cela fait parfaitement sens, à court ou moyen terme, de développer au Sud des produits équitables (synonymes de travail et salaires décents) et upcyclés (c’est-à-dire sur base de déchets), puis de les envoyer au Nord pour une deuxième vie. On peut même imaginer créer des liens avec des artisans Nord au niveau local pour réparer, remanufacturer ou recycler ces produits équitables circulaires, afin de leur offrir une troisième vie. On gagne également en valeur sociale si l’on inscrit ces filières dans une logique de réinsertion à l’emploi de personnes sous qualifiées [45]Extrait de l’article « Commerce équitable et économie circulaire, un duo gagnant pour l’avenir », … Continue reading».
Comme le propose Emmanuel Mossay, la WFTO pourrait déjà inciter ses membres à classer les différents produits issus du commerce équitable selon les critères de l’échelle de Lansink, qui est une norme reconnue dans le domaine de la gestion des déchets.
Selon lui, cette classification permettrait notamment aux acteurs/rices du commerce équitable de se préparer aux futures normes européennes qui ne manqueront pas d’être instaurées au cours de la décennie en matière de circularité.
Emmanuel Mossay va jusqu’à imaginer des produits équitables qui s’inscrivent dans l’économie de la fonctionnalité, c’est-à-dire non pas détenus par une seule personne mais partagés au sein d’un quartier ou d’une communauté. Cela pourrait même créer des emplois dans le secteur de la réparation chez nous, dans le Nord, en formant des personnes dans le secteur de l’économie sociale à la réparation d’objets produits dans le Sud[46]Op. cit..
Conclusion
À travers cette analyse, nous avons montré comment low-tech et artisanat équitable peuvent se rencontrer et se rapprocher. La difficulté dans cette synergie sera sans doute liée au maintien du lien commercial entre Nord et Sud face à la tendance lourde de la relocalisation de l’économie.
Mais les productrices et producteurs du Sud disposent de belles cartes à jouer, comme le dit Emmanuel Mossay, et ceci pour deux raisons : « La première, c’est le marché, le fait qu’il existe une demande croissante pour des produits dits circulaires. Et par conséquent, les producteurs du Sud s’adaptent. Le second point, c’est que ces producteurs disposent d’énormément de déchets ressources. Que ce soit en Afrique ou en Asie, la triste réalité est qu’ils disposent des masses de déchets que nous y exportons, pour produire d’autres objets. [47]Extrait de l’article du Trade for Development Center, « commerce équitable et économie circulaire, un duo gagnant pour l’avenir », op. cit.»
La priorité est évidemment de stopper cette exportation massive de déchets du Nord vers le Sud, qui est un vrai scandale économique et écologique. L’exportation de plastiques non purs depuis l’Union Européenne vers des pays non membres de l’OCDE est d’ailleurs interdite depuis janvier 2021[48]https://www.rtbf.be/article/il-sera-bientot-interdit-d-exporter-des-dechets-plastiques-non-purs-vers-des-pays-non-ocde-10659893. Et de plus en plus de pays du Sud refusent de continuer à servir de poubelles du monde et renvoient les navires chargés de déchets provenant des pays riches[49]Voir https://www.rtbf.be/article/pourquoi-le-recyclage-du-plastique-est-il-sur-le-point-de-provoquer-crise-a-l-echelle-mondiale-10243273?id=10243273. En attendant, comme ces déchets sont déjà là et en grand nombre, autant les valoriser tant que possible.
Comme nous l’avons également vu dans cette analyse, les producteurs/rices du Sud ont également un savoir-faire, une grande créativité et une expertise en « système D » qui leur donne une longueur d’avance sur les pays du Nord, notamment en termes d’adaptabilité face aux effets du changement climatique. Au Bangladesh, la société est obligée de faire preuve de résilience face aux cyclones, aux submersions et à la salinisation des terres : pour fabriquer des paniers, on remplace la jute par le hogla, une plante qui pousse même dans les terres salées[50]Voir le dossier de campagne « Let’s do it fair » d’Oxfam-Magasins du monde qui recense beaucoup d’initiatives menées par les partenaires du Sud, … Continue reading ; on se tourne vers la pisciculture pour remplacer l’agriculture, rendue impossible ; on construit des écoles flottantes pour faire face à la montée des eaux ; on rend le réseau électrique plus efficace en prônant des solutions basées sur les énergies renouvelables à l’échelle locale et domestique[51]Voir https://www.dsnsolar.com/info/bangladesh-solar-home-systems-provide-clean-en-65412637.html et https://www.sortirdunucleaire.org/Au-Bangladesh-l-energie-solaire… Idem dans de nombreux pays du continent africain où les initiatives en lien avec la valorisation des déchets se multiplient.
Les savoir-faire du Sud en termes de résilience, de low-tech et d’économie circulaire pourraient devenir précieux pour le développement futur des sociétés du Nord, dans une sorte d’aide au développement inversée. Un constat plutôt rassurant pour le commerce équitable Nord/Sud, s’il parvient à se rediriger de manière plus radicale dans la voie du low-tech et de l’économie circulaire, tout en gardant ses principes d’origine basés sur la solidarité et le respect des droits sociaux. Pourquoi ne pas créer dès à présent des groupes de travail mixtes, réunissant les partenaires du Sud et les organisations d’achat du Nord, afin de définir ensemble la manière dont le commerce équitable pourrait s’inscrire de manière plus radicale dans le low-tech ? Pourquoi ne pas intégrer de manière plus claire le low-tech dans le dixième principe du commerce équitable relatif au respect de l’environnement, en lien également avec les principes de l’économie circulaire, en ajoutant ceux de l’éco-conception, de la réparabilité et de la recherche de la sobriété (éviter la production de produits « superflus ») ? Voire un nouveau label réunissant les deux démarches ?
Du high-tech équitable ?
Comme nous l’avons vu, il sera difficile de se passer complètement des outils numériques malgré leur aspect polluant et addictif. L’exemple du Fairphone, basé sur la durabilité et la garantie de droits sociaux et du respect de l’environnement, nous montre que des alternatives high-tech sont possibles. Encore une fois, c’est le principe de sobriété qui devrait nous guider dans une utilisation raisonnée des ressources énergétiques et naturelles nécessaires pour faire fonctionner ces outils. À quand une convention internationale sur la sobriété numérique, limitant les excès des technologies numériques (5G, objets connectés, monnaies virtuelles, streaming…) et favorisant le recyclage et l’utilisation d’énergies renouvelables ?
Quid du transport Nord/Sud ?
Enfin, reste la problématique du transport de marchandises qui, comme nous l’avons vu au début de cette analyse, fragilise les échanges Nord/Sud. Il n’est pas évident de trouver des alternatives à grande échelle aux énergies fossiles, mais si l’on s’inscrit dans le low-tech et dans la sobriété, on doit aussi importer moins et relocaliser ce qui peut se faire à une échelle locale et équitable. Pour les produits qui devront encore être importés, pourquoi ne pas développer l’alternative du transport par voilier, comme le fait la société bretonne Trans Oceanic Wind Transport ou la société Grail de Sail qui se sont spécialisées dans le transport garanti zéro carbone de produits de terroir et à haute valeur ajoutée[52]Voir https://oxfammagasinsdumonde.be/par-la-force-du-vent/ et https://graindesail.com/fr/. D’autres alternatives à plus grande échelle, comme les paquebots à voile, peuvent aussi constituer une piste à explorer, même s’ils ne rivalisent pas avec les porte containers géants qui débarquent quotidiennement des millions de marchandises qui parcourent le monde[53]Voir https://www.influencia.net/des-navires-a-voile-pour-decarboner-le-transport-maritime/. Mais dans un monde qui change, nous devons d’abord viser la qualité et la sobriété avant la quantité, selon les principes « low is more » ou « small is beautiful ».
Comme Oxfam-Magasins du monde le fait déjà avec sa gamme Oxygène[54]Voir page 18du dossier de campagne sur l’économie du donut, https://oxfammagasinsdumonde.be/content/uploads/2020/11/Dossier-l-eoconomie-du-donut-web-V02.pdf, le commerce équitable aurait tout intérêt à s’associer avec des artisan∙e∙s et producteurs/rices locaux∙ales pour étendre son offre et y inclure davantage de produits low-tech. Cela répond non seulement à des impératifs climatiques mais aussi à une tendance de consommation responsable et locale. Et pourquoi pas bientôt des produits équitables et low-tech venant du Sud, en espérant que cette tendance devienne la norme du commerce équitable.
Ces pistes ne prétendent pas être LA solution pour l’avenir de l’artisanat équitable mais sont en tout cas destinées à susciter le débat tant au sein du mouvement du commerce équitable qu’au sein de celui du low-tech, afin de tendre vers une économie régénératrice et redistributive, sur le modèle de l’économie du donut[55]Voir https://oxfammagasinsdumonde.be/campagnes/donut/.
Notes