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Multinationales du « monde d’après » : comment (vraiment) intégrer la transition en 5 étapes

2022 Analyses Make trade fair
Multinationales du « monde d’après » : comment (vraiment) intégrer la transition en 5 étapes

L’analyse en 5 points clés :

  1. Les multinationales portent une grande responsabilité de la crise climatique et des millions de décès de travailleuses et travailleurs chaque année dans leurs chaines de valeur : elles doivent donc agir et mettre leurs profits au service de la planète des droits humains.
  2. Pour cela, elles peuvent : changer leur modèle d’affaire en définissant une raison d’être ou une mission, en interrogeant leur modèle au prisme de la Théorie du Donut développé par l’économiste Kate Raworth
  3. Les pratiques d’achats déloyales et le salaire vital sont au cœur des inégalités générées par les multinationales, une stratégie RSE restera en surface tant que les équipes d’achats et les pratiques de l’entreprises ne seront pas ciblées, révisées selon un système juste et équitable et que les salaires continueront à être de plus en plus bas. Il existe des méthodes de calcul de salaire vital dans plus de 30 pays.
  4. La finance est un outil capital au service des entreprises qui souhaitent se mettre en transition.
  5. Le devoir de vigilance est l’outil légal contraignant le plus à même d’assurer un terrain de jeu équitable pour les entreprises, les citoyen∙ne∙s et les travailleurs/euses.

Pauline Grégoire

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Neuf ans après le tragique incident du Rana Plaza, qui a emporté la vie de plus de 1134 travailleuses et travailleurs du textile, il est l’heure de (re) dresser le bilan. Les multinationales ont-elles saisi l’ampleur de l’urgence climatique et humaine à laquelle nous faisons toutes et tous face sur le globe que nous partageons ?

A la lumière des récentes alarmes du GIEC (3 ans pour garder la planète vivable), et du nombre de décès de travailleuses et de travailleurs partout dans le monde (2,3 millions par an, selon l’Organisation Internationale du Travail[1]« OMS/OIT : Le nombre des décès liés au travail s’élève à près de deux millions chaque année », consulté le 6 avril 2022, … Continue reading), la réponse est à priori : non.

Pour autant, il est illusoire de croire que les conséquences du réchauffement climatique et du modèle capitaliste de consommation irresponsable et inéquitable vont épargner l’économie, et par conséquent, ces mêmes multinationales. Le vent de l’urgence et du changement souffle, que nous décidions ou pas d’agir. Il vaut mieux dès lors atténuer la tempête, que de s’y laisser emporter. Les multinationales offrent cependant un paradoxe intéressant. En tant que puissantes actrices du monde économique, elles ont le pouvoir de générer ou d’entrainer du changement (positif ou négatif). Néanmoins, c’est aussi leur ADN et leur modèle, économique et de gouvernance, qui contribue en grande partie aux violations environnementales et de droits humains. Par conséquent, si les multinationales veulent continuer d’exister, elles devront se plier aux règles du jeu d’un monde qui change, d’un monde meilleur pour nous, et certainement moins bon pour leur portefeuille.

Respecter les mêmes règles du jeu signifie en partie s’engouffrer dans la transition écologique. C’est-à-dire, évoluer vers un nouveau modèle économique et social qui apporte une solution globale et pérenne aux grands enjeux environnementaux de notre siècle et aux menaces qui pèsent sur notre planète. Il s’agit là, encore et toujours, de ré-envisager nos façons de consommer, de produire, de travailler et de vivre ensemble[2]« Transition écologique : définition et moyens d’actions », Oxfam France (blog), 13 avril 2021, https://www.oxfamfrance.org/climat-et-energie/transition-ecologique/..

Le changement arrive et la transition se fera de manière brutale ou plus légère, mais elle s’opérera. Aux multinationales de savoir de quel côté de l’Histoire elles souhaitent se situer. Dans ce cas, la véritable question à se poser est comment peuvent-elles intégrer la transition ?

Pour cela nous envisagerons dans cette analyse 5 options, qui vont du modèle de l’entreprise à des outils concrets et existants.

1. Changer son modèle d’affaire

La majorité de l’économie est centrée autour d’un modèle majoritairement présenté comme « le seul modèle à succès », c’est-à-dire le modèle actionnarial, avec pour principe et objectif, « la création de valeur pour les actionnaires – , et une seule gouvernance – le pouvoir proportionnel aux parts de capital (principe « une action = une voix »[3]« La démocratie économique, kezako ? », Oxfam-Magasins du monde (blog), consulté le 27 janvier 2022, https://oxfammagasinsdumonde.be/la-democratie-economique-kezako/.).

On le voit également avec le modèle des start-up, qui base son objectif sur l’entrée en bourse et la capitalisation du modèle d’affaire. Pour rappel, « une start-up est une organisation temporaire à la recherche d’un modèle d’affaire, industrialisable et permettant une croissance exponentielle »[4]« Qu’est-ce qu’une startup ? Quelles différences avec une entreprise ? », Le Shift (blog), 31 janvier 2017, https://le-shift.co/c-est-quoi-une-startup-definition-difference-entreprise/., Steve Blank (parrain de la Silicon Valley). Une start-up cherche donc en premier lieu à créer de la valeur, à croitre et à trouver un modèle d’affaire « scalable », c’est-à-dire, déployable partout dans le monde en accroissant à chaque étape ses marges (Airbnb, Uber ou Vinted en sont de bons exemples).

Si un large pan de l’économie alternative a accru son développement ces dernières années, force est de constater qu’il n’est pas évident pour une multinationale de changer de modèle du jour au lendemain pour devenir circulaire et équitable. Cependant, commençons par le début : la première réponse apportée par les entreprises à l’aune des arguments pour les engager à changer, est « mais nous sommes avant tout des structures qui devons faire du profit ».

A cet argument, il est important d’envisager deux choses : le profit en tant que tel n’est pas un gros mot. Dégager un profit d’une activité commerciale permet de rémunérer le personnel engagé dans les activités de l’entreprise en question (production de services ou de biens), d’engager des frais de recherche et développement, qui peuvent amener à des innovations (en faveur de l’environnement, du respect des droits humains etc), ou à l’adaptation aux changements (économiques, environnementaux etc). Le profit est donc un outil parmi d’autres au service des entreprises pour « prendre une direction », investir, redistribuer, innover, changer. Deuxièmement, faire du profit, oui, mais à quel prix, et pour qui ? est vraiment la question que chaque multinationale doit se poser. Faire du profit dans une optique capitaliste d’accroitre toujours plus ces marges, son monopole, la richesse des dirigeant∙e∙s en pratiquant l’évasion fiscale, des violations de droits et en détruisant la planète, est un argument irrecevable et indécent pour refuser de changer.

Faire du profit est en revanche totalement compatible avec le fait de réfléchir à la manière dont on le génère et dont on le redistribue, le réinvestit. D’ailleurs, c’est également l’argument principal de l’organisation de label B-Corp, qui encourage les multinationales à s’engager sur la route de la responsabilité et de la durabilité. Pour B-Corporation, « le monde des affaires doit servir comme une force de bien»[5]« Site mondial du B Lab », consulté le 11 avril 2022, https://www.bcorporation.net/fr-fr..

Comment donc mettre son modèle d’affaire au service de la transition ?

Définir une raison d’être ou une « mission » à son modèle d’affaire est un premier pas vers l’action. A condition que cette raison d’être soit intégrée, acceptée et réellement mise en œuvre par toute la structure. Ce qui signifie, lui accorder un budget, des objectifs clairs, spécifiques, mesurables, des outils de mesures et surtout, un soutien de la part de la direction et des actionnaires.

Si avoir une raison d’être est en vogue dans le monde des affaires, en témoignent les ouvrages, travaux de recherche, et revues spécialisées qui s’en saisissent depuis les dernières années, force est de constater que devenir une entreprise à mission lorsqu’on est coté en bourse n’est pas si simple (voir le cas de Danone), quand bien même la législation du pays le permet[6]Voir la Loi Pacte, votée en 2019 en France, qui permet aux entreprises de devenir des entreprises à mission et d’être ainsi auditée en fonction des atteintes de leurs objectifs sociaux ou … Continue reading.

Avoir une raison d’être ou une mission, conduit à modifier les structures de gouvernance autant que les pratiques de gouvernance. Si avoir une mission ou une raison d’être peut représenter un avantage concurrentiel ou réputationnel, cela engage aussi d’autres mécanismes de reporting, d’autres manières d’envisager la performance et l’orientation stratégique de l’entreprise[7]Xavier Hollandts et Clémentine Bourgeois, « Raison d’être et gouvernance de l’entreprise », Finance Contrôle Stratégie, no 24‑1 (15 mars 2021), https://doi.org/10.4000/fcs.7018.. Selon les chercheurs Xavier Hollandts et Clémentine Bourgeois, « les entreprises ayant une mission statement opérante bénéficient d’effets positifs sur en ce qui concerne l’engagement organisationnel, la perception par les parties prenantes et au final sur la performance de l’entreprise »[8]Hollandts et Bourgeois., ainsi les entreprises dotées d’une raison d’être pourront, au croisement d’enjeux juridiques et de gestion, amener à un changement de comportement sur leurs acteurs et parties prenantes essentielles.

Dans un autre ouvrage co-écrit par Céline Puff Ardichvili et Fabrice Bonnifet[9]Fabrice Bonnifet et Céline Puff Ardichvili, L’entreprise contributive (Dunod, 2021), … Continue reading, les auteurs proposent de se poser deux questions, à priori simples, mais déterminantes pour la transition de l’entreprise vers un modèle plus contributif :

  • Que manquerait il à l’humanité si l’entreprise n’existait pas ? (En quoi l’entreprise crée des externalités positives à 360° – sachant que créer de l’emploi ou des solutions commerciales pratiques sont des paramètres importants mais insuffisants),
  • Qu’est ce qui irait mieux si l’entreprise n’existait pas ? (Ce qui permet d’identifier avec plus de précision les externalités négatives de l’entreprise afin de les atténuer puis les supprimer).

En effet, inscrire une mission ou une raison d’être au sein d’une entreprise implique un remodelage du leadership – leader, c’est inspirer mais c’est aussi être capable de renoncer à des activités, pratiques, produits qui ne vont plus dans le sens du respect des limites planétaires et des droits humains. Et pour l’instant, peu de leaders économiques sont réellement prêts à renoncer pour se réinventer[10]Bonnifet et Puff Ardichvili. Les auteurs pointent aussi trois freins à la transformation des entreprises conventionnelles, tels que : les structures de gouvernance, comme les Conseils … Continue reading).

La raison d’être et/ou la mission de l’entreprise peuvent être un point de départ pour engranger le changement, en théorie mais aussi en pratique. Néanmoins, gare au purpose washing, et aux entreprises qui, sous prétexte d’avoir une mission, n’agissent pas concrètement sur leurs pratiques et changent de raison d’être comme on change de saison. C’est pour cela, qu’il existe d’autres moyens d’intégrer concrètement la transition, en cumulant ou non ces outils pour changer réellement ses pratiques.

Il n’y a pas que la taille qui compte

Dans sa conférence TedX « Rédéfinir la réussite de l’entreprise », l’entrepreneuse de mode Julia Faure, fondatrice de la marque Loom, explique : « nous avons compris que la taille optimale d’une entreprise n’est pas la taille maximale. »[11]Julia Faure, Redéfinir la réussite des entreprises, 1603827217, https://www.ted.com/talks/julia_faure_redefinir_la_reussite_des_entreprises_oct_2020?language=fr. Julia Faure travaille pourtant dans un des secteurs le plus polluant et le plus concurrentiel du monde, et elle parvient non seulement à fabriquer des vêtements qui durent, mais en prime, en respectant la planète et les droits humains. Décidée à combattre « la langue de bois » du monde des entreprises, elle et son associé restent également un maximum attentif à leur structure d’entreprise (financement participatif, contrôle des chaines de valeurs…).

Si on veut que le succès des entreprises ne se fasse plus au dépend des humains et de la planète, il faut changer la définition du succès. Et cela commence par changer ses représentations.[12]Julia Faure, Redéfinir la réussite des entreprises, 1603827217, https://www.ted.com/talks/julia_faure_redefinir_la_reussite_des_entreprises_oct_2020?language=fr.

Dans une approche plus systémique, le Donut Economic Action Lab, dont la présidente Kate Raworth est la fondatrice, propose une méthode en 5 étapes pour interroger son modèle d’affaire. L’autrice de la théorie du donut part du postulat selon lequel si l’on souhaite continuer à vivre le plus longtemps possible sur la planète de manière digne et décente, nos modèles d’affaires doivent devenir redistributifs et re génératifs. C’est-à-dire que le sens ou la valeur générée soit partagée plus équitablement entre tous les contributeurs/rices à l’entreprise (par exemple, l’actionnariat salarié, les pratiques d’achats éthiques et le salaire décent, open design (toutes les pratiques open source), l’engagement à payer sa part juste d’impôt).

Pour cela, la clé est la conception – non pas des produits ou des services, mais la conception de l’organisation elle-même[13]« About Doughnut Economics | DEAL », consulté le 28 janvier 2022, https://doughnuteconomics.org/about-doughnut-economics.. En s’appuyant sur le travail de Marjorie Kelly[14]« Marjorie Kelly », The Democracy Collaborative, consulté le 28 janvier 2022, https://democracycollaborative.org/marjorie-kelly., spécialiste en théorie et pratiques des organisations, le DEAL propose cinq caractéristiques de conception clés qui façonnent en profondeur ce qu’une organisation peut faire et être dans le monde : son objectif, ses réseaux, sa gouvernance, sa propriété et ses finances[15]« About Doughnut Economics | DEAL ».. Au travers de ces cinq caractéristiques, une question centrale : à quoi/qui sommes-nous au service de ? Par exemple, à quoi servent nos bénéfices (sont-ils réinjectés dans notre mission, nos communautés, nos ressources humaines, ou nos actionnaires ?), à quoi/ qui servent nos réseaux ? Quelles sont nos relations avec nos clients ou nos membres, notre personnel ou nos bénévoles, nos fournisseurs/euses, nos allié∙e∙s ? Sont-ils en phase avec notre objectif et nos valeurs, ou sont-ils prisonniers d’une culture qui les mine ?

Dans une vidéo explicative[16]Doughnut Economics Action Lab, Business Meets the Doughnut v1.0, 2020, https://www.youtube.com/watch?v=J_WPzDVpKvw. proposée par Kate Raworth, cette dernière donne une échelle d’action pour permettre aux entreprises de se situer sur leur échelle de changement. Cette échelle démarre à l’échelon « Ne rien faire », puis « Faire ce qui paye », « faire sa part », « Faire Zero Emissions », pour finir par « Faire le Donut ». Elle insiste ensuite sur la différence entre ce que disent les PDG, et où se situe concrètement l’action des entreprises en terme d’incitation des cadres intermédiaires. Souvent, l’économiste observe, les PDG parlent depuis le dernier échelon de l’échelle, alors que les actions concrètes se situent au second. Aussi certaines entreprises décident de faire beaucoup pour le climat, mais rien pour les droits humains.

Figure 1 Echelle du changement pour une entreprise. Source: DEAL

L’économiste invite donc les entreprises à faire le bilan sur ces 5 caractéristiques et s’interroger sur ce qui les maintient dans une structure extractive et ce qui les conduit sur le chemin d’une structure régénérative.

2. Revoir ses pratiques d’achats

Par changer ses pratiques nous parleront surtout de pratiques d’achats. Epine dans le pied des chargé∙e∙s de RSE en tout genre, les pratiques d’achats résident au cœur des résistances au changement des multinationales et surtout des résistances aux changements concrets.

En effet, on peut avoir la plus belle stratégie RSE, si celle-ci ne cible pas une modification des pratiques d’achats vers des pratiques plus justes, et ne pose pas la question du prix, alors, cette stratégie ne sert qu’à se donner bonne conscience, en limitant considérablement son impact social, et environnemental sur ses chaines de valeurs.

Maintenir les travailleuses et travailleurs, productrices et producteurs en bout de chaine dans la pauvreté au profit d’un prix toujours plus bas, et de marges plus grandes, dans l’optique de dégager, dans le meilleur des cas, des profits réinvestis dans des actions philanthropiques n’est pas durable, et ne répond ni aux exigences des Principes directeurs des Nations Unies ou de l’OCDE en matière de droits humains et d’entreprises, et ne répond enfin absolument pas aux enjeux systémiques de la transition et de lutte contre les inégalités.

Les pratiques d’achats sont essentielles, puisqu’elles conditionnent les moyens alloués aux acteurs en bout de chaine pour prévenir, atténuer et réduire les risques associés aux violation de droits humains et de l’environnement. Elles conditionnent la manière dont la valeur et les marges du produit sont partagées dans la chaine de production. Elles sont une partie de la réponse aux inégalités mondiales (rien que ça).

La récente directive de l’UE en matière de pratiques d’achats déloyales (dans le secteur agro-alimentaire) donne une définition de ces pratiques abusives[17]Un des aspect critique est que ces pratiques commerciales déloyales sont imposées unilatéralement aux parties commerciales plus faibles, qui ne sont pas en mesure de trouver un autre acheteur et … Continue reading(qui s’appliquent à tous les autres secteurs de l’économie), et permet surtout aux productrices, producteurs et fournisseurs/euses de pouvoir avoir accès à des mécanismes de plainte et de justice pour toute pratique d’achat déloyale.

Cette directive doit maintenant être traduite en lois nationales au sein des pays membres, et devrait faire l’objet de réplica au sein d’autres secteurs économiques. Elle constitue ainsi une bonne ressource pour s’interroger sur les pratiques d’achats et les manières de les améliorer.

3. La finance durable au service de la mission de l’entreprise

La finance joue un rôle de premier plan dans la vie d’une entreprise. C’est elle qui donne le « la » sur les grandes orientations et qui la fait vivre. Là encore, le modèle capitaliste dominant ne rend aucunement service ni aux droits humains ni à la planète. Fort heureusement, la finance peut également elle aussi être une force de bien, notamment lorsqu’elle s’inscrit dans des principes de durabilité.

La finance durable regroupe un ensemble d’outils et est en soi un concept plutôt vague, qui pourrait être définit comme la recherche de la conciliation entre rentabilité financière et impacts sociaux et environnementaux positifs[18]« Finance durable, socialement responsable, verte… : de quoi parle-t-on ? », consulté le 11 avril 2022, … Continue reading. La finance durable prend par exemple en compte des critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance), dans la gestion des produits financier.

Il peut être relativement compliqué de s’y retrouver d’autant plus qu’au niveau Européen, la législation manque de clarté[19]« Finance durable, socialement responsable, verte… : de quoi parle-t-on ? ». Les investisseurs ont donc un rôle important à jouer dans la transition écologique. Si des initiatives voient le jour pour les convaincre de joindre leurs engagements à des pratiques concrètes, l’ONG Reclaim Finance[20]L’ONG Reclaim Finance en France œuvre pour remettre la finance au service du climat, et engage les entreprises et les banques à respecter les engagements climatiques, à travers leurs outils … Continue reading épingle le manque d’action des investisseurs français dans un récent communiqué de presse. Selon la directrice Lucie Pinson, « Si les investisseurs sont vraiment soucieux d’accompagner les entreprises, les investisseurs doivent d’urgence clarifier leurs objectifs et améliorer leurs pratiques. Pour rappel, la majorité se sont engagés à baiser de 50% leurs émissions d’ici 2030 et ce défi ne sera pas tenu s’ils se contentent de “demander” sans prévoir une stratégie d’escalade pour sanctionner les entreprises qui ne répondraient pas à leurs demandes »[21]admin, « Les investisseurs ne se donnent pas les moyens d’accompagner la transition des entreprises », Reclaim Finance (blog), 17 février 2022, … Continue reading.

Quand on parle d’investisseurs, on peut aussi mentionner l’activisme actionnarial. Il s’agit de la possibilité pour les actionnaires d’une entreprise d’influencer diverses prises de position, choix stratégique ou changements opérationnels stratégique d’une entreprise. Il peut donc viser des ambitions de responsabilités ou de spéculation.

Un cas emblématique dans le secteur du textile post Rana Plaza est celui de la Clean Clothes Campaign, qui en 2019 a acheté un certain nombre de parts de la marque H&M afin de pouvoir proposer une résolution sur le paiement d’un salaire vital en AG[22]« Action de la ‘Clean Clothes Campaign’ lors d’assemblée des actionnaires de H&M », RetailDetail, 9 mai 2019, … Continue reading. Proposition malheureusement rejetée (20 votes pour sur 600 actionnaires), mais qui a prouvé que les AG pouvaient être bousculées et des messages passés.

4. La question du salaire vital

Le paiement d’un salaire vital permettrait aux multinationales de respecter la Déclaration universelle des droits de l’Homme[23]Article 23 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme : «Quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu’à sa famille une … Continue reading, et de s’intégrer vraiment dans la transition. Pour cela nous prendrons l’exemple du secteur textile, puisqu’à l’occasion de la commémoration du tragique incident du Rana Plaza, c’est (encore) vers ce secteur, que se tourne tous les regards du bilan que nous tachons de dresser.

Il n’y a pas de mode durable sans salaire équitable et juste, est un slogan phare de la campagne Fashion Revolution Week, organisée par notre consœur l’ONG Fashion Revolution. Comme abordé précédemment, la question du salaire des employé∙e∙s du secteur (et de tous les secteurs confondus) est essentielle puisqu’elle garantit l’autonomie économique des travailleuses et travailleurs, ainsi que la sortie du cercle vicieux de la pauvreté et des inégalités.

Il est illusoire de croire que l’industrie de la mode, 2e industrie la plus polluante du monde, peut continuer à exister sans revoir à la baisse ses ambitions de croissance sans limite (en témoigne l’avènement de Shein, marque d’ultra fastfashion) et son modèle d’affaire basé purement sur un modèle extractif, qui entretien le nivellement par le bas.

« Les salaires de misère sont une caractéristique déterminante de l’exploitation systématique dans l’industrie textile mondiale. À l’inverse, un salaire vital pourrait être la clé d’un changement mondial »[24]« Un salaire vital dans l’industrie textile mondiale », consulté le 12 avril 2022, … Continue reading écrit l’ONG Public Eye dans un rapport d’évaluation des salaires vitaux dans le secteur en 2019. Sur 45 enseignes passées au crible : neuf d’entre elles s’étaient engagées à payer un salaire vital, mais aucune n’avait réellement mis quoique ce soit en place pour le faire concrètement.

Un des arguments des enseignes pour ne pas payer ce salaire est qu’il n’existe pas de référence universelle pour ce salaire. Argument non recevable puisqu’il existe différentes méthodes de calcul[25]La méthode Anker est complexe et requiert un certain nombre de données locales, nationales et internationales, pondérées pour différents aspects du calcul. La méthode Anker a été utilisée … Continue reading, en plus des comparaisons plutôt basiques des échelles salariales dans les pays où les entreprises sous-traitantes sont installées, et où syndicats et ONG sont impliqués.

Récemment, l’organisation The Industry We Want a publié un rapport d’analyse de données permettant d’affirmer que l’écart salarial dans les pays producteurs de vêtements était de 45%[26]« Wages », The Industry We Want, consulté le 15 avril 2022, https://www.theindustrywewant.com/wages.. C’est-à-dire que les travailleuses et travailleurs reçoivent à peine un peu plus de la moitié du salaire vital qui leur permettrait de répondre à leurs besoins de base.

5. Loi de devoir de vigilance : un outil légal citoyen

« Oui, les entreprises ont une énorme part de responsabilité dans l’accroissement des inégalités et dans la catastrophe climatique qu’on est en train de vivre.  Elles ont aussi plus de pouvoir que quiconque pour freiner ce désastre. D’ailleurs, si elles ne s’y mettent pas, nous n’avons aucune chance. »[27]Faure, Redéfinir la réussite des entreprises | Julia Faure | TEDxUniversitedeTours. Ces propos sont tenus par Julia Faure, entrepreneuse du secteur textile.

Comme mentionné dans l’introduction de cette analyse, les multinationales ont du pouvoir. Ont-elles de la volonté ? Après des décennies d’initiatives volontaires au plus haut niveau (Principes directeurs de Nations Unies en matière de Droits de l’Homme et des Entreprises[28]« HCDH | Le HCDH et la question des entreprises et des droits de l’homme », OHCHR, consulté le 13 avril 2022, https://www.ohchr.org/fr/business., et ceux de l’OCDE à l’intention des multinationales[29]OCDE, Les principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales (OECD, 2011), https://doi.org/10.1787/9789264115439-fr., critères ESG etc…), force est de constater que les initiatives volontaires sont clairement insuffisantes face à l’urgence climatique et sociale.

Il faut donc non plus s’armer de patience, mais d’outils légaux contraignants, au niveau international, européen et national.

Depuis les dernières années, des lois nationales ont été votées et mises en application dans différents pays européens[30]2015 pour le Modern Slavery Act en Grande Bretagne, 2017, pour la loi sur le devoir de vigilance en France, 2019 pour le Child Labour Due Diligence Law des Pays Bas, 2021 pour le Supply Chain Act en … Continue reading. Ces lois portent différents noms en fonction des pays, mais toutes concernent le devoir de vigilance des entreprises. C’est-à-dire leur obligation légale à prévenir, atténuer et réparer les risques et les violations de droits humains et à l’environnement commises dans leur chaine de valeur, partout dans le monde. Ce devoir de vigilance est essentiel pour garantir que les entreprises mettent effectivement en place des mécanismes de prévention (analyse de risque, connaissance du contexte etc), d’atténuation (investir dans des solutions), et de réparation (s’assurer que les personnes affecté∙e∙s puissent obtenir justice pour les dommages commis sur leurs territoires et leurs communautés).

A l’heure actuelle, l’Union Européenne a publié une directive autour du devoir de vigilance[31]« Devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité », Text, European Commission – European Commission, consulté le 13 avril 2022, … Continue reading, après plus de deux ans de tergiversations et négociations, entre société civile, élu∙e∙s et surtout lobbies des multinationales[32]« Tirées d’affaire ? Le lobbying des multinationales contre une législation européenne sur le devoir de vigilance », consulté le 28 janvier 2022, … Continue reading, qui prouvent encore une fois leur mauvaise volonté face à leur responsabilité.

En Belgique, un texte a été déposé mais est toujours en discussion. Pourtant, une loi devoir de vigilance belge ambitieuse est dans l’intérêt de toutes les parties prenantes :

  • pour les consommatrices et consommateurs, il garantit qu’ils et elles ne sont pas complices malgré eux de violations des droits humains ;
  • pour les travailleuses et travailleurs, il renforce la protection des normes fondamentales du travail ;
  • pour les entreprises, il apporte une clarté juridique et réduit la concurrence déloyale. Il permet aussi de renforce la protection de l’environnement.[33]« Devoir de vigilance – Les droits humains n’ont pas de prix », Les droits humains n’ont pas de prix, consulté le 13 avril 2022, https://www.devoirdevigilance.be/-Devoir-de-vigilance-.

Cependant, pour être réellement efficace, ce devoir de vigilance doit s’appliquer à toutes les firmes transnationales et à leurs sous-traitants tout au long des chaînes de valeur. Il doit également inclure des dimensions contraignantes, la responsabilité civile des entreprises, et des mécanismes de sanction adéquat.

Et le coût dans tout ça ? Une étude de la Commission européenne souligne que la mise en œuvre du devoir de vigilance n’entraînerait que des coûts limités pour les entreprises, puisqu’ils sont estimés à seulement 0,009% du chiffre d’affaires des multinationales et à 0,14% de celui des PME[34]« Devoir de vigilance – Les droits humains n’ont pas de prix »..

Conclusion : le temps n’est plus aux excuses, mais à l’action !

Cinq moyens de se mettre en mouvement vers une transition écologique ont été présentée dans cette analyse. Cinq moyens qui sont à la portée de toutes les entreprises, et surtout également à la portée des citoyens et citoyennes et des salarié∙e∙s et cadres des entreprises qui s’interrogent sur ces questions.

Changer son modèle d’affaire, interroger sa finance, réviser ses pratiques d’achats, se poser la question du salaire vital et se mobiliser pour que nous les mêmes règles du jeu s’appliquent à tous, sont des points de départ pour se mettre en mouvement, avant qu’il ne soit trop tard.

Et si la vraie compétition était celle de la multinationale qui prouve le plus au monde que ces produits et services sont fabriqués dans des conditions de travail idéales, sans abimer la Terre ? Qui offre une transparence honnête et garantit à ces travailleuses et travailleurs en bout de chaine un salaire vital ? Est-ce que ce n’est pas plutôt de ce monde d’affaire là dont nous aurions envie de faire partie, de travailler, d’entreprendre, de diriger ?

Les ressources, les informations et les bonnes pratiques ne manquent pas dans ce domaine. A nous de nous saisir de narrations différentes pour redéfinir la notion de succès des entreprises, qui pour l’instant, n’ont eu pour succès que de détruire notre environnement commun et des vies humaines partout dans le monde.

Références

« About Doughnut Economics | DEAL ». Consulté le 28 janvier 2022. https://doughnuteconomics.org/about-doughnut-economics.

RetailDetail. « Action de la ‘Clean Clothes Campaign’ lors d’assemblée des actionnaires de H&M », 9 mai 2019. https://www.retaildetail.be/fr/news/mode/action-de-la-%E2%80%98clean-clothes-campaign%E2%80%99-lors-d%E2%80%99assembl%C3%A9e-des-actionnaires-de-hm.

admin. « Les investisseurs ne se donnent pas les moyens d’accompagner la transition des entreprises ». Reclaim Finance (blog), 17 février 2022. https://reclaimfinance.org/site/2022/02/17/investisseurs-moyens-accompagner-transition-entreprises/.

Bonnifet, Fabrice, et Céline Puff Ardichvili. L’entreprise contributive. Dunod, 2021. https://www.dunod.com/entreprise-et-economie/entreprise-contributive-concilier-monde-affaires-et-limites-planetaires.

Les droits humains n’ont pas de prix. « Devoir de vigilance – Les droits humains n’ont pas de prix ». Consulté le 13 avril 2022. https://www.devoirdevigilance.be/-Devoir-de-vigilance-.

European Commission – European Commission. « Devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité ». Text. Consulté le 13 avril 2022. https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/ip_22_1145.

Doughnut Economics Action Lab. Business Meets the Doughnut v1.0, 2020. https://www.youtube.com/watch?v=J_WPzDVpKvw.

emma. « Calculating a Living Wage ». Page. Clean Clothes Campaign. Consulté le 12 avril 2022. https://archive.cleanclothes.org/livingwage/afw/calculating-a-living-wage.

Faure, Julia. Redéfinir la réussite des entreprises, 1603827217. https://www.ted.com/talks/julia_faure_redefinir_la_reussite_des_entreprises_oct_2020?language=fr.

———. Redéfinir la réussite des entreprises | Julia Faure | TEDxUniversitedeTours, 1583268249. https://www.ted.com/talks/julia_faure_redefinir_la_reussite_des_entreprises?language=fr.

« Finance durable, socialement responsable, verte… : de quoi parle-t-on ? » Consulté le 11 avril 2022. https://www.financite.be/sites/default/files/references/files/analyse_af_-_vocabulaire_finance_durable.pdf.

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Notes[+]