Les catastrophes climatiques à divers endroits du globe nous le rappellent quasiment tous les jours : le changement climatique, ce n’est pas une crise lointaine uniquement pour les générations futures. C’est un phénomène qui nous concerne tous et toutes maintenant !
L’exemple d’un dernier drame récent, la canicule historique en Inde et au Pakistan du printemps 2022[1]Les deux pays voisins ont été en proie à des vagues de chaleur exceptionnelles et précoces en avril et mai 2022, avec des pointes à 50° C par endroits, ce qui a entrainé la mort de milliers de … Continue reading, souligne aussi combien le dérèglement climatique est fondamentalement injuste. Ce sont majoritairement les pays et les communautés du Sud, historiquement les moins responsables, qui sont les plus affectés[2]A ce titre, il peut être intéressant de rappeler qu’un indien émet en moyenne 1,83 tonne de CO2 par an, contre 6.97 t CO2 par habitant en moyenne dans l’Union Européenne..
Il existe deux raisons principales à cette problématique d’injustice climatique : ces populations sont généralement situées dans des régions où les évènements météorologiques sont plus fréquents et intenses, tels les ouragans en Asie du Sud-Est. Aussi et surtout, ces pays ont beaucoup moins de moyens pour s’adapter et faire face à de telles catastrophes.
Pays Bas vs. Bangladesh
Pour illustrer ce point, examinons les cas de deux pays côtiers à priori très vulnérables aux submersions et autres évènements météorologiques extrêmes, les Pays-Bas et le Bangladesh. Le premier dispose de moyens considérables pour construire des digues et autres protections. Le pays a par exemple lancé en 2015 un nouveau Plan dit « Delta », doté de 20 milliards d’euros sur trente ans, pour protéger le territoire néerlandais de la montée des eaux et renforcer la protection de 1500 km de rivières. L’objectif est notamment de s’assurer que chaque habitant coure un risque minimal d’être exposé à une inondation (1 risque sur 100.000). L’enjeu est énorme puisque 9 millions de Néerlandais vivent dans les zones inondables du royaume, où se concentrent 70 % de l’activité économique[3]Le Monde. 24/09/2014. Les Pays-Bas vont investir 20 milliards d’euros pour lutter contre la montée des eaux..
En comparaison, le Bangladesh n’a que très peu de moyens pour faire face aux périls. Sachant qu’il est l’un des pays les plus denses au monde (plus de 1 000 habitants au km2) et parmi les 10 pays les plus les plus menacés par le changement climatique[4]German Watch 2021. Indice mondial des risques climatiques.. Il est particulièrement exposé à la montée des eaux (il est d’ailleurs surnommé le « pays des eaux » tant il est entouré de mer et de fleuves). Les experts estiment que 30 % du pays sera sous l’eau en 2050, et un habitant sur trois – 60 millions de personnes – est menacé de submersion marine[5]Le Monde. 02/05/2022. Vague de chaleur en Inde et au Pakistan : comment vit la population? Quels risques pour la santé?.
Résultat, il n’a souvent d’autre choix que de se reposer sur l’aide de bailleurs internationaux, une aide qui se révèle de manière globale beaucoup trop faible. A titre d’illustration, un rapport d’Oxfam International de 2020 sur les « vrais chiffres du financement climat international » montrait que sur les $100 milliards annuels promis en 2009 à Copenhague, seuls $59,5 milliards de financements publics avaient été déclarés par les pays développés en 2017/18 (moyenne annuelle). De plus, près de 80% avaient été fournis sous forme de prêts et instruments autres que des subventions, contribuant à faire grimper l’endettement de nombreux pays[6]OI. 2020. Les vrais chiffres des financements climat : où en est-on de l’engagement des 100 milliards de dollars ?.
Catastrophes accrues au « pays des eaux »
Une zone du Bangladesh est plus particulièrement affectée par la montée des eaux : les 100.000 km2 du Delta du Gange et du Brahmapoutre, dans le Sud du pays (voir carte). Plus de 42 millions d’habitants vivent dans ces régions, situées en moyenne à plusieurs mètres sous le niveau de la mer.
A ces endroits, l’une des conséquences les plus visibles du changement climatique, outre la fréquence accrue des sécheresses et des ouragans, est le nombre élevé de submersions[7]Pour rappel, une submersion est une inondation côtière, dont la fréquence est augmentée par les cyclones (phénomène de basses pressions) et l’augmentation générale du niveau des océans. Il … Continue reading. Etant donné que les eaux amenées par ces inondations côtières sont salées, les populations assistent impuissantes à la salinisation croissante de leurs terres, qui deviennent progressivement impropres à toute culture. L’eau salée provoque également la pollution des nappes phréatiques souterraines, avec des conséquences directes sur la santé humaine (ex. augmentation de la pression artérielle et donc des accidents vasculaires cérébraux)[8]Libération. 15/12/2019. Au Bangladesh, « notre maison a disparu sous nos yeux »..
Les débits accrus des fleuves, liés à la fonte accélérée des glaciers himalayens, entrainent également de fortes érosions et l’effondrement des sols[9]Reporterre. 13/01/2015. Changement climatique : le Bangladesh a déjà les pieds dans l’eau.. Résultat, de nombreuses îles fluviales disparaissent purement et simplement, de même que des millions d’hectares de terres fertiles. Le phénomène est particulièrement prononcé dans les Sundarbans, au Sud-Ouest du pays[10]The Guardian. 18/01/2022. ‘We live and die by it’: climate crisis threatens Bangladesh’s Sundarbans.. Historiquement, la région est protégée par une immense forêt de mangrove de plus de 10.000 km2 qui absorbe vagues et tempêtes. Mais la forêt disparait peu à peu sous l’effet cumulé de l’exploitation forestière, la salinisation des eaux et la construction de barrages en amont[11]De nombreuses espèces d’arbres résistants aux tempêtes disparaissent ainsi, tel le Sundari, qui donne son nom à la forêt. National Geographic. July 2019. This vanishing forest protects the … Continue reading.
Des conséquences en cascade sur les droits humains
Quelles sont les conséquences de toutes ces catastrophes sur les populations ? Incapables de continuer à cultiver leurs terres et donc de subvenir à leurs besoins, des communautés entières doivent migrer vers les villes. On estime que le Bangladesh compte déjà 6 millions de réfugié∙e∙s climatiques, principalement des riverain∙e∙s des fleuves ou de la mer[12]A noter que la majorité des migrations climatiques sont des migrations internes. La Banque mondiale estime que d’ici 2050, 216 millions de personnes seront amenées à quitter leur foyer pour … Continue reading. La plupart se retrouvent à Dhaka, où ils tentent de trouver du travail, par exemple dans le secteur textile. Chaque année, 400.000 nouveaux migrant∙e∙s intérieur∙e∙s s’y pressent, accentuant la pression sur la capitale de 18 millions d’habitants, dont un tiers vit dans des bidonvilles[13]Libération. 15/12/2019. Au Bangladesh, « notre maison a disparu sous nos yeux »..
Selon un rapport d’Anti-Slavery International, le changement climatique entraine des effets en cascade sur les droits et conditions de vie des populations locales. Plus particulièrement, elles deviennent de plus en plus exposées aux risques de trafic d’êtres humains et d’esclavage moderne[14]Anti-Slavery International, IIED. September 2021. Climate-induced migration and modern slavery. A toolkit for policy-makers.. C’est particulièrement vrai dans les Sundarbans, qui voient un nombre accru de passeurs et de trafiquants cibler les veuves et les hommes cherchant à franchir la frontière (et son mur[15]Fait peu connu du grand public et des médias, l’Inde a érigé à partir de 1993 un mur de 3200 km avec son voisin le Bangladesh. Considéré comme la barrière géopolitique la plus longue du … Continue reading) vers le Bengale-Occidental en Inde pour trouver un emploi et un revenu. Et le danger s’accroit avec les restrictions de l’Inde en matière d’immigration, de plus en plus fortes. On voit aussi se multiplier les cas de travaux forcés dans des ateliers clandestins le long de la frontière[16]The Guardian. 20/09/2021. Climate crisis leaving ‘millions at risk of trafficking and slavery’..
Ce type d’esclavage moderne n’implique pas nécessairement des migrations, mais peut également se produire de manière très locale. Dans l’île isolée de Dublar Char dans les Sundarbans, de nombreux cas de travail des enfants ont été reportés dans l’industrie locale de transformation du poisson. Les enfants sont soit kidnappés, soit attirés par de fausses promesses, soit encore se voient obligés de travailler pour aider leur famille à rembourser leur dettes[17]Anti-Slavery International, IIED. September 2021. Climate-induced migration and modern slavery. A toolkit for policy-makers..
Les femmes sont particulièrement exposées, en particulier lorsqu’elles se retrouvent isolées du fait du départ de leur mari. Nombre de celles qui tentent de migrer se retrouvent enrôlées de force dans des réseaux de prostitution, notamment dans des grandes villes indiennes telles que Kolkata et Chennai[18]India News. 08/10/2021. A trafficking racket that fed on desperation across borders.. Certains des trafiquants qui opèrent dans les zones frontalières achètent même des terres et se procurent des cartes d’identité afin de gagner en légitimité et attirer plus facilement leurs victimes[19]Selon l’indice mondial de l’esclavage 2016, l’Inde cumulerait près de 40 % des 46 millions de personnes réduites en esclavage dans le monde. India Today. June 23, 2017. … Continue reading. De manière plus générale, l’ONG Justice and Care estime que, chaque année, environ 50.000 femmes et jeunes filles seraient victimes de traite d’êtres humains à la frontière entre l’Inde et le Bangladesh[20]https://justiceandcare.org/bangladesh/..
Le travail de notre partenaire Corr-The Jute Works
Notre partenaire historique Corr-The Jute Works, spécialisé dans les produits d’artisanat à base de jute et de céramique, tente de lutter et d’atténuer ces phénomènes au travers de ses différentes activités et programmes dans la région. L’organisation a notamment lancé une série de projets d’empowerment des artisanes dans les régions frontalières les plus menacées de trafic (ex. Benapole, Satkhira, Assasuni), en particulier là où vivent des populations autochtones.
Leur objectif est de former les femmes les plus vulnérables au tissage de paniers et autres produits à base de plantes résistantes au sel (ex. hogla, maley). Avec ces activités économiques, elles n’ont plus besoin de partir, peuvent subvenir à leurs besoins et contribuer au budget familial. L’accent est également mis sur l’empowerment collectif. Des groupes sont formés, sous forme de coopératives autonomes. Les participant.e.s apprennent peu à peu à développer des activités communes, à suivre les règles du groupe, à élire des dirigeant.e.s ou encore à tenir des registres (ex. comptes, matériel, épargne). Des formations sur les questions de genre, de commerce équitable, etc., sont également données aux différents groupes. Enfin, un suivi sur le long terme est assuré par CJW, d’abord via des commandes test, puis en termes de qualité des produits[21]CJW. 02/2022. Capacity building of the women under threat of climate affect & human trafficking.. A noter que ces projets ont fait l’objet en 2018 d’une (modeste) contribution de la part d’Oxfam-Magasins du monde, dans le cadre des fonds collectés durant les petits déjeuners.
Les bénéfices de ce type de projet sont multiples : amélioration de la compétences des artisan.e.s ; transfert des connaissances et des compétences aux autres membres du groupe ; développement de produits de qualité ; création de nouvelles sources de revenus ; prévention des risques en matière de droits humains. Cet exemple illustre comment le commerce équitable peut être un outil d’adaptation efficace face au changement climatique et ses impacts, notamment de par ses effets (socio-économiques) sur la durée et ses liens directs avec le terrain[22]On peut rappeler à ce titre un rapport financé par le Fonds international de développement agricole (FIDA) qui indiquait que seulement 1,7% des financements publics pour le climat atteignaient les … Continue reading.
Un rôle à jouer aussi pour les multinationales
Une autre manière d’approcher ces problèmes de droits humains en lien avec le changement climatique est de faire intervenir une série d’acteurs très puissants : le secteur privé au sens large, les multinationales plus particulièrement. L’idée est de s’attaquer non seulement à leurs émissions (qui contribuent de manière globale au problème[23]Pionnière dans le domaine, la loi française dite de « devoir de vigilance » oblige ainsi les sociétés donneuses d’ordre à faire baisser leurs émissions directes et indirectes tout au long … Continue reading), mais aussi et surtout de les faire intervenir au sein même de leurs chaines d’approvisionnement, afin de mieux contrôler et prévenir les abus perpétués vis-à-vis des migrants (climatiques).
C’est ce que l’on appelle la diligence raisonnable en matière de droits humains et d’environnement (HREDD), qui font l’objet d’un nombre croissant d’initiatives législatives dans le monde. Ce type de loi oblige les multinationales à identifier et à prévenir les risques de violations des droits humains, et en cas de dommages effectifs, à les atténuer et à les réparer. Des travailleurs et travailleuses migrants dans des secteurs aussi exposés et dangereux que le textile ou l’industrie agro-alimentaire, tels qu’évoqués plus haut, peuvent ainsi être mieux protégés[24]Veillard P. 18/05/2019. Le textile socialement responsable : quoi de neuf ?.
Tout l’enjeu est de faire en sorte que ce type de loi se généralise, aussi bien au niveau belge (proposition de loi en suspens) qu’européen (initiative législative en cours) ou international (traité international en négociation à l’ONU)[25]Grégoire P. 2022. L’économie et l’entreprise au service de la planète et des droits humains. Pistes d’actions pour se mettre en mouvement.. C’est pourquoi la prochaine campagne d’Oxfam-Magasins du monde, en soutien à celle du CNCD-11-11-11[26]https://www.devoirdevigilance.be/., s’attachera à sensibiliser et à mobiliser autour de la nécessité de tels cadres protecteurs, ce y compris en matière de changement climatique.
Notes