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Oxfam-Magasins du monde

Pour des prix agricoles justes, garants d’un revenu décent

2024 Agroécologie Analyses
Pour des prix agricoles justes, garants d’un revenu décent

L’abaissement des normes environnementales a été à ce stade l’une des seules réponses politiques aux mobilisations agricoles du printemps 2024. Pour Oxfam-Magasins du monde et le réseau Agroecology In Action, cette réponse est totalement inappropriée. Au cœur des actions à prendre pour soutenir les fermes belges, y compris dans leur transition agroécologique, se trouve la garantie d’un prix juste, qui doit former l’essentiel de leurs revenus. Pour créer les conditions nécessaires, une série de mesures doivent urgemment être prises en matière de régulation des prix, de transparence et de limitation des marges des acteurs de l’aval, ainsi que sur  l’environnement économique de l’achat alimentaire.

Un contexte de précarisation du secteur agricole

Les manifestations de colère agricole depuis février 2024 reflètent une nouvelle résurgence de la précarisation profonde du secteur, qui croît depuis la dérégulation des marchés entamée dans les années 1990. Quelques chiffres soulignent ces difficultés :

  • En 2020, le revenu agricole moyen en Wallonie était égal à 60 % du revenu comparable non agricole – une baisse quasi continue depuis 30 ans[1]. Si ce chiffre est remonté à 96% en 2022, cette hausse n’est que conjoncturelle et essentiellement liée à l’augmentation des prix mondiaux à la suite de la guerre en Ukraine. Il est probable qu’il aura à nouveau baissé en 2023, du fait de la chute des prix (ex. viande, lait et céréales) soumis aux fortes fluctuations du marché. Avec les aléas climatiques en hausse, cette variabilité des revenus est devenue d’autant plus problématique.
  • A ces revenus faibles et variables, s’ajoutent des niveaux élevés d’endettement[2] et de nombreuses heures de travail (41,2 heures de travail hebdomadaire en moyenne dans l’UE contre 35,9 heures dans l’ensemble de l’économie[3]).
  • Parmi les conséquences, l’épuisement des vocations (l’âge moyen d’un·e agriculteur·rice était en 2022 égal à 55 ans en Belgique[4]), la diminution du nombre de fermes (plus de 50% en 30 ans en Wallonie[5]) ou encore le taux élevé de suicides (un tous les deux jours en moyenne en France par exemple[6]).

Bien que ces chiffres cachent de grandes inégalités (et une forte concurrence) entre les différents modèles agricoles[7], il est indéniable qu’une proportion significative des agriculteur-rices belges ne parvient toujours pas à générer des revenus décents. La cause ? Les prix bas auxquels leurs produits sont vendus.

Un environnement économique dérégulé

Ces prix bas sont le résultat d’un environnement économique dérégulé, où la grande distribution et l’agro-industrie s’accaparent les marges et où le monde agricole est toujours plus mis en concurrence, entre producteurs·ices européens et avec ceux/celles des pays tiers – notamment en raison des accords de libre-échange (tels que l’UE-Mercosur).

Un chiffre illustre le partage inéquitable de la valeur au sein des filières agricoles : sur une brique de lait vendue en France, la part reçue par un éleveur a baissé de 4% entre 2001 et 2022 alors que celle des entreprises agroalimentaires a augmenté de 64% et celle de la grande distribution de 188%[8]. Si la situation semble s’être améliorée en 2022[9], sur le long terme, la majorité des revenus des agriculteurs reste constituée des aides publiques de la PAC[10].

Plutôt qu’un simple palliatif aux faibles revenus, la PAC devrait contribuer, de pair avec une politique de prix juste, à la transition agroécologique des systèmes alimentaires. Comme l’expliquait récemment Morgan Ody de la Coordination européenne Via Campesina, « la transition agricole sera plus largement acceptée avec des prix justes et stables », qui permettent de « libérer le budget de la PAC pour aider les fermes à s’orienter vers des formes de production agroécologiques »[11].

En cohérence avec la Déclaration des Nations Unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales (UNDROP)[12], il est indispensable de mettre en place des politiques en faveur de prix stables, accessibles à tous·tes, et qui assurent un revenu décent aux travailleur·euse·s des systèmes alimentaires, qu’ils ou elles soient paysan·ne·s, salarié·e·s agricoles, ou travailleur·euse·s de l’agro-industrie[13].

Ces prix doivent aussi refléter les coûts d’une production durable, incluant la couverture de risques tels que les aléas climatiques, afin de sécuriser économiquement les fermes et leur transition agroécologique. C’est d’autant plus indispensable que cette dernière comporte des risques économiques (ex. expérimentation de nouvelles pratiques / cultures) tout en fournissant des services environnementaux (ex. stockage du carbone ou préservation de la biodiversité). Il est donc logique de rémunérer les efforts pour cette transition, notamment au regard des nombreux coûts cachés des modes de production conventionnels, que les contribuables doivent in fine prendre en charge[14].

Quelles politiques mettre en place ?

Pour une meilleure régulation des prix

Afin de fournir une réponse structurelle aux crises agricoles et aux défis environnementaux, des mesures fortes en matière de régulation des prix doivent être prises. Cela doit être fait en inversant leur logique de construction, c’est-à-dire en partant des coûts de production (et non des prix du marché) et en couvrant ces coûts de production pour chaque maillon des chaînes alimentaires.

Quelques principes clés d’une telle régulation sur les prix justes sont de :

  • Développer (par exemple via l’Observatoire des prix, voir plus bas) des indicateurs de coûts de production afin de définir des seuils de prix et de revenu minimum. Cela doit être fait à une fréquence régulière (pour tenir compte des variations de coûts, par exemple des intrants), par filière (et en découpant par sous-catégorie quand cela est nécessaire, par exemple pour le bio vs. conventionnel) et en tenant compte des coûts supplémentaires d’amortissement pour l’installation des jeunes agriculteur·rices.
  • Inclure dans ces calculs de coûts de production l’ensemble des coûts fixes et variables, incluant des rémunérations décentes pour les travailleur.euses et chef·fes d’exploitation et les coûts de protection environnementale. A terme, il faudrait également pouvoir intégrer les coûts cachés (santé publique, dépollution), actuellement non reflétés dans les prix à la consommation.
  • Imposer la conclusion de contrats écrits pluriannuels (ex. 3 ans) entre les agriculteur·rices et leurs acheteur·euses. Ces contrats doivent être enregistrés dans un registre national, afin de prévenir toute falsification et pour vérification par les autorités en cas de litige.
  • Rendre de telles mesures les plus efficaces possible en allouant des moyens opérationnels importants aux autorités en charge de l’inspection, en sanctionnant sévèrement les infractions, en protégeant les plaignant·es, le tout en faisant évaluer et réviser cette loi à fréquence régulière.

Des outils législatifs existants pourraient permettre d’appliquer une telle approche, en particulier la Directive européenne sur les pratiques commerciales déloyales (ci-après UTP, de l’acronyme anglais). La Belgique pourrait s’inspirer de l’Espagne et de sa loi sur les chaînes alimentaires, en ajoutant dans la liste “noire” des pratiques commerciales déloyales une interdiction de vente des produits agricoles en dessous de leurs coûts de production. A terme, cette approche devrait être harmonisée dans un Règlement de l’UE afin d’éviter les effets de concurrences intra-européenne[15].

Une telle loi devrait aussi être complétée par de nouvelles règles en matière de commerce international, notamment en adoptant des mesures miroir au niveau européen. L’objectif est de s’assurer que les produits importés ne créent pas de distorsion de concurrence et respectent les mêmes normes environnementales, sanitaires et sociales qu’au sein de l’UE (voir position AiA – Agriculture et libre-échange).

En parallèle, les mécanismes de régulation des marchés agricoles (cf. l’Organisation commune des marchés (OCM) de la PAC) devraient revenir à une meilleure maîtrise et répartition des volumes de production afin d’assurer des prix plus justes et stables et empêcher le dumping sur les marchés des pays tiers[16] (ex. outils de régulation des quantités de production, de soutien au stockage et de gestion de crise tels que des systèmes d’alerte précoce)[17].

Une transparence accrue et une limitation des (sur)marges de l’aval

Des mesures doivent également être prises pour rééquilibrer les rapports de force au sein des chaînes agro-alimentaires. Durant la récente crise agricole, grande distribution et agro-industrie se sont régulièrement rejetées la responsabilité des faibles prix imposés aux producteur·rices, alors que ces dernier·e·s ont globalement vu leurs coûts augmenter avec l’inflation[18]. Ces déséquilibres de pouvoir sont facilités par le manque et les difficultés d’accès aux données sur la répartition des marges entre les étapes de production et de consommation.

Un moyen de lutter contre ce manque de transparence sur les marges est d’accroître les ambitions et les financements alloués aux Observatoires belge et européen sur les prix. Le but est que ces derniers obtiennent, analysent et communiquent un maximum de données sur les coûts de production, marges, bénéfices et pratiques commerciales de l’ensemble des acteurs·rices. Ce afin de corriger les asymétries d’information et que ces données puissent servir de référence au dialogue et aux négociations intra-chaîne. L’exemple de nouveau de la transposition espagnole UTP montre que cette transparence accrue est possible sans enfreindre les règles de concurrence.

L’accès à ce type de données pourrait également permettre de limiter les pratiques de surmarges par la grande distribution (souvent appliquées aux produits frais et biologiques par exemple). La marge brute sur ces produits pourrait par exemple être plafonnée à la médiane de l’ensemble des autres produits vendus dans un magasin.

Enfin, l’impact de la spéculation sur les prix agricoles devrait être limité en régulant davantage les marchés financiers, notamment en s’attaquant à leur transparence au niveau européen (cf. le nouveau cycle de révision en 2025 de la Directive MiFID II – Markets in Financial Instruments Directive II)[19]. L’UE doit également contribuer à trouver un accord permanent au sein de l’OMC afin d’autoriser pleinement le stockage public et ce, afin d’avoir des réserves en périodes de chocs (conflit, climat, économie), d’avoir une plus grande transparence sur la disponibilité de céréales et éviter ainsi les spéculations.

La régulation de l’environnement économique de l’achat alimentaire

D’autres mesures peuvent être mobilisées pour modifier l’environnement et l’offre économique du secteur alimentaire, afin d’amener les consommateur·rices à changer leurs habitudes et pratiques d’achats en faveur de prix plus justes pour les producteur·rices.

La régulation de l’étiquetage est l’une d’entre elles. Afin de favoriser les produits locaux et la reterritorialisation de l’alimentation, il faut obliger les marques à indiquer de manière systématique le pays d’origine ou le lieu de provenance de l’ingrédient primaire des produits agricoles et alimentaires.

Une autre mesure concerne la limitation des offres promotionnelles. En plus de favoriser le gaspillage alimentaire, les promotions induisent une perception erronée du prix juste chez les consommateur·rices. Les remises doivent donc être plafonnées en valeur et en volume de vente annuel.

Les circuits de commercialisation alternatifs (ex. circuits courts, commerce équitable Nord/Nord) devraient également être davantage soutenus (financièrement), dans la mesure où ils contribuent à des prix plus justes et à la transition agroécologique (par exemple via un soutien à la structuration collective des agriculteur·rice·s en groupements démocratiques, des investissements accrus dans les structures de transformation à petite échelle[20] ou encore l’aide au développement des systèmes participatifs de garantie – SPG[21]).

La sécurité sociale de l’alimentation peut constituer une manière de sécuriser économiquement ces alternatives, qui tentent d’internaliser les coûts de la production alimentaire, tout en garantissant un large accès à une alimentation durable. Elle devrait donc être expérimentée à large échelle, sur base des principes de cotisation proportionnelle aux revenus, de redistribution universelle et de conventionnement démocratique vers des produits durables[22].

Recommandations

  • Mettre en place des politiques de régulation des prix, incluant l’interdiction de l’achat des matières premières agricoles en dessous de leurs coûts de production et la maîtrise des volumes de production.
  • Aligner les normes des produits importés – le plus souvent inférieures à celles de l’UE – via l’instauration de mesures miroirs dans les accords de libre-échange.
  • Développer les ambitions et les moyens des observatoires des prix belges et européens, pour plus de transparence et de quantité / qualité des données, et in fine une répartition plus équilibrée de la valeur au sein des chaînes alimentaires.
  • Soutenir les alternatives commerciales en faveur de prix justes (ex. circuits courts, commerce équitable Nord/Nord) et réguler les pratiques défavorables (ex. étiquetage peu clair, promotions abusives).
  • Prévenir la spéculation alimentaire au travers de la révision de la Directive MiFID II – Markets in Financial Instruments Directive II et en autorisant entièrement les stocks publics alimentaire.

Patrick Veillard

 

Notes

[1] SPW. 2021. Etat de l’Agriculture wallonne en 2020.

[2] En France, l’endettement des grandes et moyennes exploitations était par exemple en 2018 supérieur à 190.000 €, comparé à moins de 100.000 € en 1990. Source : ADEME, 2018.

[3] Toute l’Europe. 2024. 7 chiffres sur l’agriculture en Europe.

[4] https://statbel.fgov.be/fr/chiffres-cles-de-lagriculture-2022.

[5] Etat de l’agriculture wallonne. 04/12/2023. Exploitations agricoles.

[6] Santé Publique France, 2016.Aucune donnée statistique comparable n’est disponible en Belgique. Si la situation semble moins critique, l’asbl Agricall reçoit de 1500 à 2000 appels et accompagne environ 700 personnes par an. Le Soir. 30/11/2021. Le suicide des agriculteurs ne doit plus être tabou.

[7] Le Monde. 10/02/2024. Thomas Piketty : « Les paysans apparaissent comme la plus inégale des professions en France actuellement ».

[8] A noter qu’en parallèle, les bénéfices des plus grandes entreprises de l’aval (pour les maillons de la transformation et de la distribution) ont augmenté de 61% entre 2018 et 2021. FNH. 27/11/2023. Filière laitière :mieux partager la valeur pour assurer un élevage durable en France. En Belgique, un récent article du think tank Minerva démontre qu’en 2021-22, ce sont les acteurs de l’agro-industrie et du négoce international qui ont engrangé d’importants (sur)profits via l’inflation, bien davantage que la grande distribution (même si cette dernière a connu d’autres périodes de “vaches grasses”, notamment durant la crise du Covid-19).Malay O. Février 2024. À qui profite la hausse des prix dans les supermarchés ? Minerva Paper.

[9] D’après l’Observatoire des prix, les prix du lait ont fortement augmenté en Belgique en 2022, davantage encore que les coûts, mais de nouveau probablement de manière conjoncturelle. SPF Economie. 09/02/2024. Évolution des prix et des marges dans la chaîne alimentaire : une analyse du mécanisme de transmission des prix pour la Belgique et les pays voisins.

[10] Près de 85% des revenus annuels des éleveurs français entre 2011 et 2021 selon la même étude. En Wallonie, ces aides représentaient 135% du revenu du travail en moyenne sur 2014-2017. Natagora. 09/03/2020. Position sur la PAC 2021-2027.

[11] ECVC. 25/04/2024. Simplification de la PAC : la transition agroécologique passe par des prix justes.

[12] United Nations. 28/09/2018. Declaration on the Rights of Peasants and Other People Working in Rural Areas.

[13] ECVC. Novembre 2023. Placer la régulation des marchés au coeur des débats de la PAC.

[14] Selon une récente étude de la FAO, ces coûts cachés représenteraient $12700 milliards, soit plus de 10% du PIB mondial (73% en lien avec des coûts sanitaires, plus de 20% avec des coûts environnementaux et 4% avec des coûts liés à la pauvreté et la sous-alimentation). FAO. 2023. The state of food and agriculture : revealing the true cost of food to transform agrifood systems.

[15] Voir également : ECVC. 26/02/2024. Une réponse adéquate à la mobilisation paysanne : des prix justes grâce à un renforcement de la directive UTP.

[16] Voir par exemple : Oxfam BE. Janvier 2024. Quelles politiques commerciales et fiscales au service du développement durable des chaînes de valeur lait local en Afrique de l’Ouest ?

[17] ECVC. Novembre 2023. Ibid.

[18] Le Sillon Belge. 24/12/2022. Les coûts des intrants et de l’énergie touchent différemment les filières agricoles belges.

[19] Voir aussi sur ce point les recommandations de la CNUCED. UNCTAD. 2024. Trade and Development Report 2023: Growth, Debt, and Climate: Realigning the Global Financial Architecture. United Nations.

[20] Veillard P. Juillet 2023. Développement de filières agroécologiques en Belgique. Pour une approche territoriale et équitable. Étude Oxfam-Magasins du monde.

[21] Agroecology in Action. Mémorandum pour les élections 2024. Priorités pour la transition agroécologique et solidaire.

[22] Voir en Belgique : www.collectif-ssa.be.