« L’agriculture mondiale est en crise »[highslide](1;1;;;)Cet article constitue la synthèse d’une intervention émise au cours d’un « baradéba » [café politique] organisé en début 2008 par Ecolo à Bruxelles. Pour toute question relative au contenu ou aux sources d’informations utilisées par l’auteur, s’adresser à celui-ci à l’adresse suivante : s.parmentier[at]agriculture-viable.net[/highslide] . Ce constat peut sembler un peu exagéré. En réalité, il ne l’est pas. Pour s’en rendre compte, il est utile de procéder en deux étapes. D’abord, tracer les contours de ce que serait à contrario une agriculture qui ne soit pas en crise, à savoir une agriculture « viable » ou « durable » du point de vue économique, social, environnemental, culturel ou sanitaire. Ensuite, mesurer le fossé séparant cette agriculture « viable » de l’activité agricole effectivement pratiquée dans diverses régions du monde.
Qu’est-ce qu’une « agriculture viable » ?
Une manière de définir la notion d’ « agriculture viable » est de référer à la concrétisation d’un certain nombre de droits humains fondamentaux et de responsabilités en matière de protection de l’environnement, comme étant l’objectif central auquel devrait souscrire une telle agriculture. Ces droits et responsabilités constituent autant d’engagements inscrits dans des textes faisant précisément référence en matière de droit international [highslide](2;2;;;)Citons la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme [1948], le Pacte International relatif aux Droits Economiques, Sociaux et Culturels [1966], la Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement [1992], le Plan d’action du Sommet mondial de l’alimentation [1996] ou encore les conventions fondamentales de l’Organisation Internationale du Travail [OIT][/highslide] . Sont notamment consacrés dans ces textes le droit à la satisfaction des besoins essentiels, le droit à un revenu décent, le droit à l’alimentation, les droits fondamentaux du travail, etc.
De l’idéal à la réalité du terrain
Un constat s’impose alors avec force : globalement, l’agriculture actuelle est loin d’être « viable ». Par exemple, dans les pays en développement (PED) comme dans les pays développés, les revenus d’une majorité de paysans (qui n’ont pas bénéficié des hausses de productivité de la révolution agricole contemporaine ou de la révolution verte) ont fortement baissé au cours des dernières décennies. Cette forte baisse a essentiellement découlé de deux facteurs. D’une part, en valeur réelle (inflation prise en compte), les prix de vente des produits agricoles ont connu une chute vertigineuse au cours des dernières décennies. Entre 1980 et 2005, les prix mondiaux du coton, du cacao ou du café ont ainsi baissé d’environ 70 % en valeur réelle [highslide](3;3;;;)En dépit des hausses spectaculaires de prix nominaux [hors inflation] de nombreux produits de base agricoles intervenues au cours des derniers mois ou de ces deux ou trois dernières années, les prix réels de ces produits restent généralement bien inférieurs aux niveaux observés dans les années 60 et 70.[/highslide] . En un siècle, le prix réel du sucre a été divisé par 3. D’autre part, bon nombre de paysans sont confrontés à une hausse de leurs coûts de production, notamment en raison du développement de résistances chez les insectes et autres organismes nuisibles aux cultures, ces résistances obligeant l’exploitant à augmenter les doses de pesticides utilisées et/ou à utiliser de nouveaux produits plus efficaces mais aussi plus coûteux, tout cela contribuant à alourdir la dépense globale en pesticides.
Les fortes baisses de revenus agricoles entraînent l’appauvrissement et le surendettement d’un grand nombre de producteurs. Au point qu’en Inde, selon des estimations officielles, près de 150.000 agriculteurs se seraient suicidés entre 1997 et 2005, souvent en réponse à une spirale d’endettement devenue ingérable. En Belgique, le secteur enregistrant le plus grand taux de suicides est le secteur agricole. Des suicides très probablement en partie motivés par les difficultés financières des exploitants et par la dévalorisation sociale du statut paysan.
Dans les pays développés, la chute des revenus agricoles a grandement contribué à la disparition de 75% des exploitations qui existaient au début du 20ème siècle. Dans une majorité de PED, ce ne sont pas « seulement » les paysans qui sont affectés mais l’ensemble des populations (à l’exception d’une minorité mieux lotie). Les économies nationales de ces pays, y compris des plus pauvres d’entre eux, sont en effet le plus souvent très dépendantes de la production et l’exportation d’un nombre restreint de produits de base agricoles. Du coup, lorsque le secteur agricole va mal, c’est l’ensemble de l’économie nationale qui boit la tasse. Pour des pays comme le Mali, le Burkina Faso, le Tchad et le Togo, par exemple, le seul secteur du coton (presque totalement voué à l’exportation) représente 5 à 10 % du PIB.
La crise de l’agriculture présente encore de nombreux autres symptômes. Parmi ceux-ci figure le recours à des pratiques culturales portant atteinte à l’environnement. L’utilisation massive de pesticides chimiques, par exemple, engendre la pollution de cours d’eau, la mort d’insectes, d’espèces végétales non nuisibles aux cultures ou de formes de vie animales (oiseaux, reptiles,…), etc. La santé humaine, dont en premier lieu celle des agriculteurs et travailleurs agricoles, est également touchée. Lorsque ces produits intrinsèquement nocifs sont utilisés sans équipements de protection appropriés ni autres précautions d’usage élémentaires, ou sont stockés dans des conditions de sécurité insuffisantes, leur usage favorise en effet l’apparition de nombreux problèmes sanitaires : faiblesse, maux de tête, tremblements, affections des voies respiratoires, des reins, affections du système nerveux, immunodéficience du foie, cancers divers,… Or dans une majorité de PED, justement, les consignes élémentaires de sécurité ne sont pas appliquées (manque d’information, coût prohibitif des équipements de protection, …). Dans la région malienne de Fana, on estime qu’à peine 0,1 % des paysans les appliquent.
Pourquoi l’agriculture est-elle en crise ?
Les causes de cette crise multiple de l’agriculture sont évidemment très nombreuses et diverses. Une façon de s’y retrouver un peu dans cette diversité est de privilégier une approche analytique à trois niveaux.
1. Les conditions et mécanismes de marché, abstraction faite des politiques agricoles et des pratiques d’acteurs de filières agroalimentaires.
À ce niveau, on fait par exemple le constat de l’instabilité extrême des prix des matières premières agricoles, et l’on mobilise divers facteurs pour expliquer cette instabilité, dont ceux spécifiques au fonctionnement même des marchés agricoles. L’un de ces facteurs est la forte « inélasticité de la demande » caractéristique de ces marchés. De quoi s’agit-il ? Sur un marché fonctionnant de manière optimale, producteurs (offre) et consommateurs (demande) réadaptent constamment leurs comportements en fonction des variations de prix. Quand les prix baissent, cela incite les consommateurs à acheter davantage. La demande augmente donc, en même temps que diminue l’offre (la baisse des prix contraignant certains producteurs à arrêter la production). La demande augmentant et l’offre diminuant, la baisse des prix est rapidement suivie de leur remontée. Et inversement, de sorte qu’au final, on peut parler d’une relative « stabilisation naturelle » des prix. Mais pour que cette stabilisation se produise, il faut entre autres que les consommateurs réagissent suffisamment aux variations de prix et qu’ils le fassent suffisamment vite. Or, ce n’est pas le cas pour les produits alimentaires de base : globalement,
les consommateurs n’en achètent pas beaucoup plus ou beaucoup moins lorsque leurs prix baissent fortement (leur estomac a des limites) ou augmentent sensiblement (leur organisme nécessite une quantité de nourriture minimale, relativement stable). Résultat, la stabilisation naturelle des prix attendue n’a pas lieu et les prix sont donc plus instables.
2. Les politiques agricoles qui déterminent en grande partie la dynamique des marchés agricoles.
Par exemple, si l’on veut garantir aux agriculteurs des prix stables et décents, il faut utiliser en ce sens les instruments de politique économique nécessaires. Dont ceux visant à adapter l’offre à la demande, comprenant quotas de production et d’exportation et stockage des surplus. Sur un marché intérieur, des prix stables et décents requièrent aussi un recours adapté aux taxes à l’importation et autres barrières à l’importation. De même, il peut s’avérer nécessaire de subventionner les agriculteurs qui en ont besoin, le tout étant de le faire dans le respect des droits fondamentaux des acteurs de filières agricoles concurrentes. Fondamentalement, aucun de ces outils de politique économique n’est bon ou mauvais. C’est la façon dont on les utilise qui peut être bonne ou mauvaise. Ces outils constituent une marge de manœuvre indispensable pour tendre vers une agriculture la plus viable possible. Or, dans le contexte de libéralisation partielle croissante des marchés agricoles, on assiste justement à leur démantèlement généralisé.
3. Les rapports de force inégaux entre acteurs de filières agroalimentaires.
Dans les chaînes agroalimentaires, tous les acteurs ne bénéficient pas du même « pouvoir de marché », c’est-à-dire de la même capacité à imposer ses orientations et pratiques aux autres acteurs dans les transactions commerciales (en matière de prix, de délais de livraison, etc.). Globalement, paysans et travailleurs agricoles bénéficient d’un pouvoir de marché très faible voire insignifiant en comparaison de ce que l’on observe à l’échelle d’une minorité d’exploitations agricoles industrielles, des entreprises fournisseuses d’intrants, des négociants internationaux, de l’industrie de la transformation et, plus encore, du secteur de la grande distribution. S’il est nécessaire de référer à cette répartition inégale du pouvoir de marché pour comprendre pourquoi la dynamique des marchés agricoles est à bien des égards si préjudiciable aux paysans des quatre coins du globe, par exemple, c’est essentiellement pour deux raisons :
- D’une part, les orientations mêmes des politiques agricoles adoptées sont en bonne partie fonction de la capacité respective des uns et des autres à les influencer. Or, les acteurs exerçant la plus grande influence sont ceux qui détiennent le plus grand pouvoir de marché. Il n’est donc pas étonnant que les politiques adoptées soient davantage performatives des intérêts objectifs de ces acteurs, et favorisent une agriculture industrielle au détriment d’une agriculture paysanne.
- D’autre part, la dynamique effective des marchés n’est pas seulement le fruit des politiques agricoles mises en œuvres dans les diverses instances. Elle relève également, en dehors de tout cadre politique réglementaire, des pratiques de marché spécifiques des acteurs. Or là encore, les acteurs les plus influents sont ceux possédant un plus grand pouvoir de marché. Fortement concentrées face à une multitude de producteurs agricoles, entreprises de transformation et chaînes de supermarchés ont par exemple tout loisir d’utiliser leur immense pouvoir de marché pour minimiser leurs coûts en imposant de bas prix à leurs fournisseurs.
Alors que faire ?
Comment favoriser une agriculture plus viable, et réduire ce faisant la pauvreté dans les pays en développement ? Libéraliser davantage l’agriculture ? Sûrement pas. Il s’agit bien plutôt de réguler en ce sens les mécanismes de marché, les politiques agricoles et les rapports de force entre acteurs de filières, et cela suppose entre autres le recours à quantités d’instruments de politiques économiques justement incompatibles avec la libéralisation des marchés.
Stéphane Parmentier
Département Actions/Education