Oxfam-Magasins du monde

VillageWorks : victoires et défis du commerce équitable au Cambodge

2025 Analyses
VillageWorks : victoires et défis du commerce équitable au Cambodge

Résumé de l’analyse

Le mouvement du commerce équitable rassemble des organisations du monde entier. VillageWorks, basée au Cambodge, propose de l’emploi à des familles rurales et à des personnes porteuses de handicap. Les échanges entre organisations de différents horizons sont des occasions de renforcement et d’inspiration mutuelle. Durant sa visite de mai 2025 en Belgique, Anak Bunnak, la directrice de VillageWorks, a échangé avec un responsable de la ferme Nos Pilifs (organisation d’économie sociale et solidaire bruxelloise) sur l’emploi des personnes en situation de handicap. Elle a également rencontré les bénévoles d’Oxfam-Magasins du monde et a abordé les défis et les victoires de son organisation au Cambodge et dans le contexte commercial actuel mondial.

Introduction

Entre le 10 et le 17 mai 2025, Oxfam-Magasins du monde (OMdm) a eu l’occasion d’accueillir Anak Bunnak, la directrice de son organisation partenaire, VillageWorks (Cambodge). Des rencontres d’Anak Bunnak avec le personnel salarié et les bénévoles d’OMdm, ainsi que de sa visite à la ferme Nos Pilifs (organisation partenaire belge d’OMdm), sont nés de riches échanges sur l’insertion dans le marché du travail des personnes porteuses de handicap, la perception du commerce équitable au Cambodge ou encore les défis du commerce équitable dans le monde. Découvrons dans cette analyse la vision et les challenges de Villageworks, et la façon dont cette organisation peut inspirer nos pratiques en Belgique.

Le commerce équitable,porteur d’une volonté d’émancipation économique pour toutes et tous

En 2025, l’industrie et l’agriculture sont les deux premiers postes du PIB du Cambodge, le troisième étant les services[1]. Concrètement, on retrouve très largement dans l’industrie la confection de vêtements, et dans les services le tourisme[2] ; mais l’agriculture continue d’être une activité non-négligeable comme pourvoyeuse d’emploi (et de revenus) pour la population rurale.

VillageWorks est une organisation de commerce équitable (garantie WFTO[3]) basée au Cambodge. L’organisation se compose d’une équipe de gestion de 11 membres (8 femmes et 3 hommes) et travaille avec 300 artisan·e·s, dont des groupes de femmes rurales et une quarantaine de personnes porteuses de handicap, employées au centre de Phnom Penh après avoir été formées. Les artisan·e·s de VillageWorks créent des produits d’artisanat (sacs à main, bols, foulards, etc.) à partir de matériaux récupérés (surplus de fils provenant de l’industrie textile), recyclés (sacs de ciment, sacs de nourriture pour poisson, etc.) ou de matériaux naturels (bambou, feuilles de palmier, etc.). Oxfam-Magasins du monde achète et importe une partie de ces produits d’artisanat, que l’on peut retrouver dans le réseau des magasins du monde Oxfam en Belgique.

Comme souvent, dans les organisations membres du mouvement du commerce équitable, les préoccupations et les buts sont variés. VillageWorks, fondée en 2001, et certifiée en commerce équitable depuis 2015, développe plusieurs axes. D’un point de vue social, le but premier était de fournir un revenu complémentaire à des personnes rurales, évitant ainsi un certain exode rural et luttant contre la pauvreté. VillageWorks vise aussi, par la formation de son personnel à des compétences techniques, à protéger et perpétuer la tradition de l’artisanat cambodgien. D’un point de vue écologique, l’organisation s’engage contre les changements climatiques, grâce à son activité très manuelle et à faible impact environnemental, et en utilisant des produits recyclés. Enfin, VillageWorks s’engage dans un plaidoyer local et international pour faire connaitre le commerce équitable.

Comme mentionné ci-dessus, les deux « groupes » d’artisan·e·s qui créent les produits de VillageWorks sont des femmes rurales et des personnes porteuses de handicap. En ce qui concerne les femmes rurales, il s’agit de femmes traditionnellement éloignées de l’emploi formel ; elles travaillent généralement dans des petits emplois informels ou dans l’agriculture de subsistance, et prennent également en charge le travail domestique et le travail de soin des enfants. Il s’agit souvent de foyers plutôt précaires. Pour VillageWorks, elles se forment (notamment au tissage) dans un des deux centres de formation, puis retournent dans leur village et travaillent à domicile ; cela leur permet de combiner une activité professionnelle avec des responsabilités familiales.

En ce qui concerne les personnes porteuses de handicap, il s’agit d’une quarantaine de personnes, femmes (80%) et hommes (20%), porteuses d’un handicap physique (souvent dû à la polio) qui travaillent dans le centre de production de Phnom Penh. Le centre est équipé et adapté spécialement pour les besoins physiques de ces travailleur·se·s. A propos de ces employé·e·s[4], Anak Bunnak nous dit : « Ce qui m’inspire de continuer à travailler comme entrepreneuse sociale, c’est de voir des femmes[5] porteuses de handicap gagner une nouvelle indépendance. Avant, elles avaient besoin de leur famille pour prendre soin d’elles. Après avoir suivi la formation et avoir trouvé un emploi chez nous, elles ont développé des compétences, elles peuvent subvenir à leurs propres besoins financiers, et à ceux de leur famille. Elles ont gagné de la confiance en elles, peuvent même superviser le travail d’autres personnes. Certaines ont pu stabiliser leur vie personnelle ou familiale grâce à leur revenu, voire « simplement » accéder au marché de l’emploi, ce qui n’est pas évident, en tant que personnes porteuses d’un handicap physique ! »

En visite en Belgique, Anak Bunnak a eu l’occasion d’échanger avec Sylvain Launoy, responsable de la biscuiterie de la ferme Nos Pilifs, une entreprise de travail adapté située à Neder-Over-Heembeek (Bruxelles). Là, des personnes en situation de handicap travaillent dans différents projets : ferme, biscuiterie, jardinerie…  Bien que le travail mis en œuvre par Anak Bunnak et Sylvain Launoy et le profil de leurs employé·e·s soient un peu différents, il et elle se retrouvent sur des points essentiels :

  • Le but premier de leur activité est de fournir du travail et un revenu décent à des personnes éloignées – ou même souvent exclues – du marché du travail.
  • Les deux organisations proposent un parcours de formation en continu à leurs travailleurse·s et veulent s’appuyer sur les forces de leur personnel, les encourageant ainsi à changer la vision de « ce qu’on leur a toujours dit qu’ils ou elles ne savaient pas faire».

Les difficultés et préoccupations sont partagées, mais le jeu en vaut la chandelle. Sylvain Launoy souligne que certaines adaptations nécessaires valent la peine pour permettre l’accès au travail à toutes et tous. « Certes, il faut adapter le travail, mais on fait ça dans tous les boulots., Ces adaptations sont parfois un peu plus conséquentes ou moins habituelles que sur d’autres lieux de travail, néanmoins, ça reste du travail ». Anak Bunnak souligne la « constance de ces travailleur·se·s, une fois qu’elles réalisent qu’elles savent faire une tâche précise ; ce sont des travailleur·se·s précieux·se·s ».

Anak Bunnak parle de ses envies pour le futur, au-delà de l’émancipation économique : « Nous souhaitons entamer de nouveaux projets de sensibilisation sur les pratiques écoresponsables, avoir des formations plus liées au business et à la comptabilité, ainsi que la recherche de nouveaux clients. Nous voulons aussi parler avec nos employées de la gestion de leurs finances et de l’intérêt  d’une épargne de précaution. Un autre rêve serait d’avoir un meilleur lieu où les femmes peuvent se retrouver entre elles pour s’épauler, s’aider dans leurs difficultés… Mais aussi réaliser que les femmes, entre elles, peuvent faire de grandes choses ! »

Défis du commerce équitable au Cambodge et dans le monde

Malgré son intérêt, à la fois pour les travailleur·se·s, la société (réduction de la pauvreté, insertion sociale, etc.) et les consommateur·rice·s (qui jouissent d’objets uniques réalisés par des travailleur·se·s gagnant une rémunération décente dans de bonnes conditions), le commerce équitable, au Cambodge comme ailleurs dans le monde, reste pour l’instant un marché de niche[6].

Les partenaires commerciaux principaux de VillageWorks se répartissent comme suit : 70% des clients sont situés en Europe, 20% aux Etats-Unis et 10% au Cambodge.

Les défis économiques restent présents et préoccupants pour VillageWorks. Le challenge le plus présent reste de faire connaitre et vendre ses produits à l’international, dans un monde où le moindre stand à une foire de commerce (équitable ou non) coûte une petite fortune. « Au niveau commercial, nous dit Anak Bunnak, c’est vraiment compliqué en ce moment. On n’a pas assez de commandes de partenaires [organisations importatrices] de commerce équitable. On doit donc parfois, pour survivre, se tourner vers des clients de commerce conventionnel. Mais c’est un véritable nœud ; car si on veut devenir plus « compétitif » [dans le sens du commerce conventionnel] et baisser les prix, il y aura plus de pression sur nous et les producteur·rice·s… C’est un équilibre à trouver. »

VillageWorks a comme projet de sensibiliser les consommateur·rice·s locaux au commerce équitable, et donc d’augmenter les ventes locales, mais la tâche est loin d’être évidente. Les consommateur·rice·s locaux estiment que les prix sont trop importants – dans un pays où il y a énormément d’objets d’artisanat fait à la main. De plus, VillageWorks affronte des difficultés liées à la concurrence de contrefaçons, d’objets qui semblent d’artisanat et/ou d’objets qui semblent de commerce équitable (notamment d’origine chinoise), mais qui ne le sont pas – et donc, sont vendus à un prix bien moindre. Ces problèmes n’aident pas non plus la conscience écologique : « Au Cambodge, on mange beaucoup en extérieur et on prend beaucoup de la nourriture à emporter. Nous faisons des recherches sur des bols et tasses en fibres de bananier pour le marché local, mais les coûts de production sont encore trop importants par rapport au plastique. » Enfin, Anak Bunnak pointe une autre difficulté pour sensibiliser les consommateur·rice·s locaux : les phénomènes de consommation. « Au Cambodge, il y a vraiment beaucoup d’objets d’artisanat. Du coup, les consommateur·rice·s veulent des produits modernes, qui sont plus « cool ». Cependant, certain·e·s consommateur·rice·s apprécient de plus en plus nos produits faits-main et écologiques. Avant, nous avions un magasin à Phnom Penh, mais nous avons dû l’arrêter durant les années du covid. Maintenant, nous vendons surtout en ligne, et nous animons un workshop [pour les touristes] dans notre centre. » Des problématiques qui semblent similaires à celles rencontrées en Belgique, où la surconsommation et l’attrait du « neuf » sont également très présents[7].

Pour faire connaitre et étendre le commerce équitable au Cambodge, une idée d’Anak Bunnak est de travailler avec des grandes compagnies présentes sur place, dont beaucoup ont un programme RSE. L’intérêt des grandes compagnies est parfois présent, mais il doit s’accompagner d’un réel engagement financier. De l’expérience d’Anak Bunnak : « les grandes entreprises qui nous approchent se disent intéressées, et très impressionnées, par les principes du commerce équitable… Mais quand il s’agit d’acheter des produits, les prix doivent être baissés… C’est là que le bât blesse… »

Un échange porteur

On voit donc que les gains et les difficultés des organisations du commerce équitable se recoupent, que ce soit au Cambodge ou en Belgique, et que nous avons tout à apprendre à échanger sur les pratiques des autres organisations et les nôtres. Partout dans le monde, le commerce équitable peut être porteur d’émancipation (en particulier, économique) pour différentes catégories de la population. Il porte aussi des engagements sociaux et écologiques. Il faut, en revanche, continuer à se mobiliser pour faire connaitre ce type de commerce et proposer cette alternative au commerce conventionnel. Nous laissons les derniers mots à Anak Bunnak et Sylvain Launoy :

Anak Bunnak : « Il faut trouver un équilibre entre notre activité commerciale, et notre activité sociale – qui est notre raison d’être d’origine ».

Sylvain Launoy : « On est à des milliers de km, mais on a les mêmes enjeux, les mêmes buts et les mêmes success stories ».

Cette analyse repose notamment sur l’échange de propos entre Anak Bunnak, directrice de VillageWorks, et Sylvain Launoy, responsable de la biscuiterie de la Ferme Nos Pilifs, échange enregistré le 08 mai 2025 ; sur l’entretien mené avec Anak Bunnak le 13 mai 2025 ; et sur l’ensemble des propos recueillis durant les nombreux échanges, lors de sa semaine de visite en Belgique, entre le 10 et le 17 mai 2025.

Propos recueillis et/ou traduits par Manu Gonzalez, Simon Laffineur, Claire Mathot et Laura Pinault.

Anak Bunnak a reçu une traduction en anglais de cette analyse et l’a approuvée avant publication. Sylvain Launoy a reçu une copie de cette analyse et l’a approuvée avant publication.

Notes

[1] https://www.statista.com/statistics/438728/share-of-economic-sectors-in-the-gdp-in-cambodia/

[2] Pour en savoir plus : https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMAnalyse/3135

[3] Une organisation garantie par WFTO est en conformité avec les exigences de son système de garantie. Celui-ci est un ensemble de vérifications qui permet d’assurer que les pratiques d’une organisation et celles de ses fournisseurs respectent les principes du commerce équitable. VillageWorks est a obtenu la garantie WFTO en 2015.

[4] Dans cette analyse, nous nous attardons sur l’émancipation économique des personnes porteuses de handicap. Une autre analyse traite spécifiquement de la question de l’empouvoirement des femmes qui s’impliquent dans le mouvement du commerce équitable, en mettant en parallèle les travailleuses de VillageWorks et les bénévoles d’OMdm.

[5] Anak Bunnak parle de femmes car, dans les personnes porteuses de handicap qui constituent le personnel de VillageWorks, 80% sont des femmes et 20% sont des hommes. Anak Bunnak explique ceci, notamment, avec une certaine division genrée « traditionnelle » du travail au Cambodge, où les femmes sont nettement plus nombreuses dans l’artisanat que pratique VillageWorks (le textile, l’artisanat « léger »), que dans d’autres secteurs ou autres types d’artisanat (travail du bois et de la pierre, typiquement occupé par des hommes).

[6] En 2024, et malgré une hausse constante, le commerce équitable représente moins de 1% du commerce mondial. https://www.biolineaires.com/commerce-equitable-les-ventes-en-hausse-de-2/ L’Europe représente le premier

[7] Une problématique qui se retrouve moins en Belgique est celle des objets d’artisanat. En revanche, l’on peut se référer à la difficulté de percée du textile de seconde main, face au textile neuf et aux phénomènes de fast fashion et ultrafast fashion. Lire l’analyse : « Quand la fast fashion met à mal l’économie circulaire : enjeux et alternatives », Adeline Vary, 2025.